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se confond avec l’organe, elle tend aussi à ramener l’histoire à une sorte de physiologie sociale où la personnalité nationale s’efface sous l’action sourde, incessante et irrésistible des causes économiques et naturelles. L’âme des peuples, comme l’âme des grands individus qui les représentent dans le drame historique, disparaît de la scène pour faire place à cette force des choses que les uns nomment fatalité, les autres providence. A voir alors comment tout s’enchaîne dans toute histoire particulière et dans l’histoire universelle, combien peu pèsent les forces morales des individus et des peuples eux-mêmes dans la balance des destinées humaines, combien l’influence des idées, des volontés, des vertus individuelles, est faible sur la direction des masses et des foules livrées à leurs instincts, à leurs imaginations, à leurs passions aveugles, comment ces passions elles-mêmes tiennent au sang, au sol, à la température, on se demande où est le rôle de la volonté, de l’intelligence, dans ce mouvement qui entraîne tout vers un dénoûment le plus souvent contraire aux desseins des sages ou aux efforts des héros, et on conclut, au nom de la science, à une philosophie de l’histoire qui ne compte plus ni avec la liberté ni avec la conscience des hommes. Ici encore y aurait-il entre la science et la conscience une de ces contradictions qui feraient craindre que les droits de celle-ci n’eussent à souffrir des progrès de celle-là ? C’est ce qu’il nous faut examiner.


I

L’histoire, telle que la traitent les écrivains de l’antiquité, est une œuvre de littérature et de morale bien plus qu’une œuvre de science. Ce n’est pas que les historiens anciens ne se proposassent un but très sérieux. Instruire en charmant, enseigner la politique et la morale par des tableaux où l’épopée, le drame, l’éloquence, ont la plus large part, ce fut la tâche accomplie avec tant d’éclat par les écrivains dont les livres nous ont été conservés. Ce qu’ils voient et reproduisent surtout, c’est le jeu des acteurs en scène, sans s’inquiéter ni même se douter du travail qui s’opère par la force des choses ou la force des idées. Alors on a le spectacle de ces héros, de ces sages, de ces tyrans, de ces grands hommes de la guerre, de la politique, de l’art, de la philosophie, agissant dans toute la liberté de leur caractère, de leurs passions, de leur génie personnel. Voilà pourquoi l’histoire ancienne, écrite par un Hérodote, un Tite-Live, un Tacite et même un Thucydide, a une noblesse, une beauté, une moralité qui lui est propre. C’est que là on voit l’homme agir de lui-même et par lui-même, sûr de sa force, comme le héros d’une véritable épopée. On voit qu’il ne