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sent point le poids de cette forcé des choses dont la science moderne nous montrera si bien l’action toujours dominante et parfois écrasante. Les personnages historiques de l’antiquité ne comptent qu’avec leurs dieux, si l’on peut dire qu’ils comptent réellement avec des puissances qui ne leur font jamais obstacle, n’étant que des personnifications de leurs propres volontés. La seule puissance qui domine les héros de l’histoire comme ceux du drame antique, c’est le destin, ce mystérieux acteur qui conçoit, compose, exécute son drame à lui, sans se soucier aucunement du drame bruyant et superficiel que joue l’humanité ; mais cette puissance n’a pas plus de rapport avec l’activité humaine que n’en a ce que nous appelons le hasard, et si les personnages de l’histoire s’en effraient, ils ne comptent avec elle ni pour s’y appuyer ni pour lui résister. Ils lui abandonnent leur destinée avec autant de résignation que de terreur, gardant devant elle toute l’indépendance, toute l’énergie, toute l’initiative de leur action individuelle.

Ce n’est point à dire que la réalité historique soit autre dans les temps anciens que dans les temps modernes. Partout et toujours la force des choses est la vraie cause des grands événemens. Seulement l’historien, qui ne s’en doute pas, fait mouvoir ses personnages comme si cette force n’existait point. Ils savent parfaitement qu’ils agissent en bons ou mauvais citoyens, en braves ou lâches soldats, en libérateurs ou en tyrans de leur patrie, et ne songent point à reporter une part de responsabilité à des puissances supérieures dont ils ne seraient que les instrumens. En un mot, c’est la responsabilité non de leur œuvre personnelle, mais du résultat final de cette œuvre qu’ils renvoient au destin. Voyez la manière dont Hérodote raconte et explique les grands événemens qui font la matière de son histoire. Le récit des guerres médiques n’est-il pas une sorte de poème non-seulement pour le langage, qui rappelle Homère, mais surtout pour le fond des choses ? C’est la valeur, l’intelligence, l’héroïque personnalité grecque qui, dans cette lutte mémorable, a vaincu la lâcheté, l’ineptie, la mollesse des Perses. Miltiade, Léonidas, Aristide, Thémistocle, Pausanias, Cimon, voilà les acteurs qui ont tout conçu, tout préparé, tout dirigé, tout exécuté avec cette poignée de héros qu’on voit se ruer sur les multitudes de l’Orient. Ceux-là ont tout sauvé, comme Xerxès et ses généraux ont tout perdu. On reconnaît dans les chefs et les soldats des guerres médiques les fils des héros de l’Iliade ; c’est une histoire tout épique, une chronique héroïque mêlée d’anecdotes qui en redoublent l’effet moral. Toute la philosophie de l’historien sur ce grand drame militaire se résume en deux mots, il est vrai, décisifs : « c’est un combat d’hommes libres contre des esclaves. »

Il n’y a plus trace de poésie dans l’histoire de la guerre du