Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

songe comme jamais je ne l’ai entendu dire, enlevait à pleine voix la cadence dans l’apaisement de la révolte, et, s’il n’avait pas dans la scène de l’église tout le fini de Roger, qui, selon moi, détaillait trop, il en rendait le grand dessin d’un trait irréprochable. Pour le jeu, M. Villaret se rattache à la tradition de Roger, qu’il s’efforce de suivre du plus près, qu’il peut sans y rien ajouter ; comme chant, il fait de son mieux, et s’il voulait ne point tant retarder le mouvement dans le quatuor du second acte, dire sa pastorale plus piano, plus sotto voce, ne pas toujours et partout employer la voix de poitrine, on pourrait l’encourager, car en somme il arrive au dénoûment sans encombre ; il est vrai qu’il n’y a plus d’encombre à l’Opéra.

Mme Gueymard mène vivement le rôle de Fidès, personnage taillé sur le patron exceptionnel de Mme Viardot et qui offre à la cantatrice ce double agrément d’avoir à se partager toute une soirée entre les notes aiguës du soprano et les cordes les plus graves du contralto. Toute l’intelligence dramatique de Mme Gueymard et toute la bonne volonté qu’elle y apporte ne sauraient cependant faire d’elle la femme de ce rôle. Un mezzo soprano qui se corse en mûrissant n’est point un contralto, et c’est un contralto genuine, un contralto capable de donner des sol en pleine résonnance qu’il faut avoir pour réussir dans la malédiction du quatrième acte. En outre le côté typique de cette figure lui échappe. Son interprétation ne va jamais au-delà du demi-caractère, ce qui ne l’empêche pas de dire avec un parfait sentiment et d’une voix superbe le pathétique arioso du second acte. Si cette partie de Fidès est déjà un si terrible casse-cou, que penser de celle de Bertha ? On a écrit plaisamment que c’était là plus qu’un mauvais rôle, que c’était une mauvaise action. A l’Opéra, c’est à qui fuira ce rôle comme la peste. Mme Carvalho a stipulé dans son engagement qu’on ne le lui ferait jamais chanter, et cependant Bertha conduit la pièce. Entre ces deux figures abstraites et passives de la mère et du fils, elle est le trait d’union vivant ; le lien dramatique. Musicalement, elle est de presque tous les beaux morceaux, et ce rôle ingrat, redoutable à tant de points de vue, peut devenir une occasion de triomphe pour qui s’y jette vaillamment les yeux fermés et comme dans un gouffre, en se dévouant. Ceux qui ont entendu Mlle Mauduit presque à ses débuts chanter le Prophète il y a deux ans ont pu l’autre soir juger des progrès de la jeune artiste. Le public, qui se souvenait du charmant Siebel de Faust, s’est montré dès l’abord très sympathique à la farouche Bertha fuyant devant les cavaliers d’Oberthal, et son allegro, jeté d’une voix vibrante et sûre, puis repris par le comté et Jean, a produit le meilleur effet. Je passe sur le beau duo avec Fidès, que tout le monde a hâte de voir finir, parce qu’il a le tort de retarder de quelques minutes l’épisode si attendu de la cathédrale, et préfère n’insister que sur la scène du souterrain au cinquième acte,