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la soldatesque lui crie sans cesse : « Défie-toi de nos chefs ! » Tous ceux qui parviennent jusqu’à lui redisent : « Défie-toi de nos chefs ! » C’est le mot du règne, c’est le secret de la révolution ou plutôt de l’anarchie militaire qui triomphera pendant trois mois. Non-seulement les prétoriens opprimeront l’élément civil, les lois, l’empereur, l’empire ; mais ils refuseront d’obéir même à ceux qui les commandent, et ils périront parce qu’ils ne seront plus commandés. Ils élisent séance tenante deux nouveaux préfets du prétoire et le préfet de Rome. Othon n’approuve pas seulement leur choix, il l’admire. Ils veulent des congés fréquens, des exemptions de service sans retenue de paie, tout leur est accordé, et le fisc impérial suppléera aux déficits Se la caisse des centurions. A quoi bon peindre plus longtemps ces saturnales de mercenaires cupides, fainéans, sans conscience, sans patriotisme ? Il fallut les supplications d’Othon pour que le sang de quelques patriciens trop zélés ne complétât point cette fête.

La nuit approchait. On ne pouvait condamner Othon à passer tout son règne au milieu du prétoire ; il fallut se résigner à le conduire au sénat, où se devait jouer la comédie d’usage, et au Palatin, où l’on fit bonne garde autour de lui. Tous les titres qui consacraient un pouvoir acquis par la violence, toutes les formes de l’adulation, tous les transports de l’enthousiasme, furent prodigués par le sénat au nouveau césar ; mais les cœurs étaient glacés d’effroi. On croyait voir renaître le règne de Néron. Othon, le corrupteur de Néron, n’allait-il pas en faire revivre les folies et les horreurs ? Il paraissait comme un vengeur imprévu ou comme un fléau envoyé par la colère des dieux. En vain l’élu des prétoriens répandit les grâces, les faveurs, les gouvernemens, les magistratures, les sacerdoces et tout ce qui égaie un jour d’avènement ; les vrais citoyens avaient peine à déguiser sous un sourire leurs frémissemens secrets. La plèbe romaine ne leur laissait point d’illusions, elle regrettait Néron, elle acclamait avec ivresse un empereur qui avait été son confident et allait reprendre ses traditions, elle lui donnait même le nom de celui qu’elle avait adoré. Othon reçut ce nom sans déplaisir, il le prit dans ses premiers actes et dans les premières lettres qu’il écrivit aux gouverneurs des provinces. Il fit relever les statues du fils d’Agrippine, rétablit dans leurs charges ses procurateurs et ses affranchis, ordonna de reprendre sans délai la Maison dorée, dont les splendeurs n’avaient point été achevées.

La pente était dangereuse. Qui peut dire jusqu’où ce flatteur obligé de la multitude aurait poussé les réminiscences, sans les murmures des prétoriens, qu’importunait la mémoire d’un prince qu’ils avaient trahi ? Du reste Othon n’eut le temps ni de développer