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plu à Tibère et supporté ses outrages à Caprée (spintria), il avait conduit des chars dans le cirque pour plaire à Caligula, joué aux dés pour plaire à Claude, donné des jeux pour plaire à Néron, qu’il forçait courageusement de chanter sur la scène alors que le césar virtuose en mourait d’envie. Les honneurs, les sacerdoces, l’édilité, le proconsulat d’Afrique, avaient récompensé tant de zèle. On l’accusait, étant édile, d’avoir enlevé l’or et l’argent qui ornaient certains temples de Rome pour y substituer des ornemens de cuivre et d’étain. Doué d’un appétit gigantesque et d’une gourmandise-égale à son appétit, vivant dans les tavernes avec les histrions et les cochers, il avait dévoré les bénéfices de ses magistratures, le fruit de ses rapines et la fortune de plusieurs épouses. Sa première femme, Pétronia, fille d’un riche consul, avait légué ses biens à son fils pour les sauver ; mais le fils mourut, et Vitellius, qui héritait de lui, racontait qu’il avait forcé ce jeune parricide à boire le poison que celui-ci osait lui présenter à lui-même. Il épousa alors Galéria Fundana, fille d’un préteur ; elle lui donna deux enfans, dont l’un était muet ; tous deux figurent sur des médailles frappées sous le règne de Vitellius : leurs têtes sont trop petites pour offrir de l’intérêt.

À l’âge de cinquante-quatre ans, Vitellius se trouvait dans la situation la plus précaire, réduit à la mendicité, sur le point de mourir d’inanition. Galba eut pitié de lui et l’envoya commander l’armée de Basse-Germanie. Ce fut une stupeur générale dans Rome. À ceux qui lui témoignaient leur inquiétude, Galba répondait : « Il n’est point à craindre, celui qui ne pense qu’à manger ; d’ailleurs ne faut-il pas les richesses d’une province pour remplir un tel estomac ? » Être nommé à un commandement, c’était peu de chose ; il fallait pouvoir partir. Vitellius dut louer sa maison pour s’équiper, loger sa famille dans un galetas, apaiser ou effrayer ses créanciers, mettre en gage les boucles d’oreilles de sa mère Statilia. Libre enfin, il s’élance sur la Gaule et la Germanie comme la faim sur le monde. Le pauvre homme ne songeait guère à l’empire ; il ne songeait qu’à se refaire ; ne pouvant contenir sa joie, il embrassait tous les soldats qu’il rencontrait sur la route, causait avec les voyageurs, mangeait avec les muletiers, charmait les aubergistes par ses basses plaisanteries. Arrivé dans le camp, il fut pour ses légionnaires ce qu’il était pour les premiers venus, affable, bon compagnon, plein de rondeur et de bonhomie, grand embrasseur, prodigue de démonstrations, la main ouverte, mêlant à l’entrain du viveur une gaîté franche qui plaît aux masses. Toujours à table, ivre ou prêt à s’enivrer, il ne s’occupait ni de la guerre ni de la discipline. Tout ce qu’on lui demandait, il l’accordait sans examen, grâces, faveurs, congés, distributions. Dès le second jour, il était le général le plus