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une preuve assez curieuse de ce que j’avance : c’est une brochure inédite de M. de Cormenin, le promoteur le plus passionné du droit de suffrage illimité. Cormenin, dont le libéralisme est resté énigmatique et qu’on peut soupçonner d’avoir aimé le suffrage universel à la façon des introuvables de 1815, trouvait la population indifférente et engourdie à l’endroit de la réforme, et il s’en indignait. Il avait donc composé en 1839 un pamphlet qu’il s’était efforcé de rendre très piquant, et qu’il avait intitulé l’Ortie. L’écrit est violent sans être fort, et l’auteur a bien fait de ne pas le publier. On voit que le pamphlétaire venait d’étudier la satire rabelaisienne et les libellistes du XVIe siècle, dont il imite assez lourdement le sautillement et l’exubérance.

« Je ne vois pas, dit-il, que les tailleurs, les maçons, les cordonniers, les charpentiers, les menuisiers, corroyeurs, serruriers et chiffonniers, ni les petits marchands, ni les laboureurs et manœuvres, ni les artisans et ouvriers des manufactures, ni les conseillers municipaux, ni les gardes nationaux, ni les soldats de la ligne, se soient fort écriés contre l’indignité de leur prolétariat. J’ai honte de le dire, j’en suis confus, rougissant, dépité, navré, malade de cœur et d’âme, mais c’est la classe des penseurs seule qui émet le vœu d’une réforme électorale, qui en soulève le désir, qui en soutient le droit, qui en montre la nécessité. Elle ne devrait faire que rédiger, que prêter sa plume à dix millions de réformateurs, et c’est elle qui conçoit seule, qui formule seule et qui écrit seule, et encore à combien d’atermoiemens, de distinctions, de transactions, de temporisations, de nuances et de délicatesse et, tranchons le mot, de sophismes, de faussetés et de mensonges, n’est-elle pas obligée de descendre, de s’abaisser, de se plier, de se façonner, de se contourner, de se tordre, pour se faire accepter, pour se faire comprendre. »

C’était donc seulement par l’opposition avancée et militante qu’un changement était réclamé, et encore à l’état de lieu-commun, sans formule précise. En 1840, une agitation factice provoqua une manifestation qui fit plus de bruit par son étrangeté que par son objet. C’était une pétition-monstre à la mode anglaise, c’est-à-dire un ballot de 240,000 signatures. M. de Golbery, nommé rapporteur par la chambre, constata que 188,000 de ces signatures appuyaient la formule suivante : « tout citoyen, ayant le droit de faire partie de la garde nationale est électeur ; tout électeur est éligible. » Théoriquement c’eût été une espèce de suffrage universel, puisqu’aux termes de la loi tout Français était garde national ; en fait, ce système eût laissé en dehors des millions de gens qui ne tenaient pas à faire leur service. M. Arago, qui s’était chargé de