Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/446

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

momentanément du scrutin ceux qui, dans leur intérêt même, n’étaient pas aptes à faire bon usage de leurs droits civiques, et qui peut-être y tenaient fort peu, le parti conservateur aurait acquis une grande force en ralliant à lui une portion très considérable de la démocratie. Au lieu de cela, on jetait à la révolution le défi le plus téméraire, on se donnait le tort de l’injustice. On imagina une loi qui avait pour effet d’écarter, non pas les indifférens et les ineptes, mais une classe nombreuse, vivace, celle qui tenait le plus au droit conquis, et qui d’ailleurs était généralement capable de l’exercer.

La loi du 31 mai avait pour motif apparent de constater le domicile électoral. En fait, elle avait pour but de dissoudre ces majorités menaçantes que créait l’agglomération des classes ouvrières dans les grandes villes, surtout à Paris et à Lyon. Le domicile électoral, auquel est subordonné le droit de vote, devait être établi par trois années d’inscription au rôle de la taxe personnelle ou de la prestation en nature, par l’affirmation des père et mère domiciliés eux-mêmes depuis trois ans, enfin par les déclarations des maîtres ou patrons en ce qui concernait les ouvriers ou les domestiques employés chez eux. Cette combinaison excluait donc cette partie de la population des ateliers qui est appelée fréquemment d’une ville à l’autre, et ce n’est pas tout. Dans les principales villes, à Paris notamment, où il aurait été difficile d’obtenir des nécessiteux le paiement régulier de l’impôt personnel, on a exonéré de tout temps ceux qui occupent les petites locations en remplaçant la somme qu’ils auraient dû payer par des taxes d’octroi. Ayant cessé d’être contribuables, les exonérés auraient perdu leur qualité d’électeurs. Quant aux deux autres moyens de constater le domicile, ils tendaient à subordonner le droit de suffrage au bon vouloir du maire de campagne ou des chefs d’industrie. Bref, sur 9,936,004 inscrits aux termes de la loi de 1849, la loi du 31 mai 1850 en éliminait plus de 3 millions. Ceux qui allaient ainsi être sacrifiés formaient la grande armée de la démocratie industrielle, une foule enfiévrée de politique, jalouse de ses droits nouveaux, et en définitive mieux préparée à les exercer que la bourgeoisie boutiquière des villes ou la petite propriété des campagnes.

A qui remonte l’initiative d’une pareille loi, aux chefs de la majorité ou au président de la république ? Dans le cours des mois de mars et d’avril 1850, plusieurs élections partielles très accentuées dans le sens républicain avaient exaspéré la réaction. L’élu du 10 décembre prit acte de cette disposition, et, mettant d’une manière assez inusitée la force exécutrice au service d’un parti, chargea son ministre de l’intérieur, M. Baroche, de convoquer au ministère dix-sept des hommes influens de la majorité, afin d’aviser