Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/483

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nourrir les uns des chiens, les autres des chevaux, et d’autres enfin des bêtes farouches, les Laotiens de même, non-seulement pour satisfaire leur brutalité, mais par une certaine ambition de grandeur affectée, ont une troupe de femmes, les uns plus, les autres moins, chacun selon son pouvoir. »

La propriété territoriale n’existe pas. Quant à la propriété mobilière, si elle peut souvent subir des atteintes de la part de fonctionnaires tout-puissans, le principe n’en est pas moins consacré. Le mari et la femme ont des biens distincts, des troupeaux, des pirogues, des filets, dont ils peuvent disposer librement ; mais vis-à-vis de la société ils sont solidairement responsables. Si le mari s’enfuit pour se soustraire à l’une de ses obligations, comme l’impôt ou la corvée, la justice peut se saisir même de la personne et des biens de sa femme. L’impôt que chaque habitant inscrit doit payer à Siam n’est d’ailleurs qu’un impôt personnel assez léger qui s’acquitte quelquefois en nature. Nous en avons vu un exemple à Attopée. Cette province envoie en effet chaque année à Bangkok une certaine quantité d’or recueilli dans les sables de la rivière.

A Khemarat, nous reprenons la voie du fleuve ; malgré les inconvéniens qu’elles offrent, les pirogues sont assurément le plus agréable des moyens de transport usités dans ces contrées. On a les os rompus par la marche saccadée de l’éléphant, le char à buffles n’avance qu’avec une déplorable lenteur, le char à bœufs au contraire, machine étroite et légère posée sur un essieu qui grince, est rapidement emporté par son attelage bossu, et passe par-dessus tous les obstacles, non sans subir des chocs violens et sans verser fréquemment. Les pirogues seules permettent le repos. Nous en prenons dix, montées par soixante hommes. Nous entrons dans un dédale d’îlots, de bancs de sable et de roches, et nous arrivons à une grande île qui divise le fleuve en deux. Le bras où nous pénétrons se subdivise lui-même en plusieurs bras secondaires ; semblables à des torrens sillonnant un immense banc de grès. Ce banc est parsemé de plantes rampantes à la feuille petite et sombre, au tronc épais et tortueux. D’autres arbustes d’un vert presque noir, dont le courant des grandes eaux a ployé les reins, se détachent sur la vaste plaine grise. Les bras tendus comme pour supplier ou maudire, ils semblent courbés sous une sorte de fatalité. Quant au Mékong, il a disparu. Nos barques s’engagent dans un défilé large de 10 mètres où nous sommes étourdis par le fracas des eaux. C’est là tout ce que, enfermés entre deux murailles de rochers, nous pouvons découvrir d’un fleuve auquel nous avons vu plus bas une largeur de plusieurs lieues. Au-delà de ces rapides, le Mékong s’épanouit de nouveau dans un lit dégagé d’obstacles apparens. Nos pirogues n’en donnent pas moins contre des bas-fonds qui forcent