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Profitant des facilités que lui donnait la connaissance de la langue, notre interprète s’introduisait dans les familles, abusait de notre titre de mandarins pour commettre des désordres dont les victimes n’osaient pas se plaindre. Ce malheureux, jeté à Bangkok dès l’âge de onze ans, sans famille et sans appui, était fatalement tombé aux mains de tous les aventuriers de passage ; il avait servi d’instrument à leurs plaisirs et de complice à leurs fraudes. Conservant de son origine une intelligence ouverte et prompte, il avait emprunté au milieu asiatique dans lequel il avait vécu le génie de la souplesse et de la ruse, avec une puissance de mensonge que je n’ai vue qu’à lui. Toute notion du juste et de l’injuste, du bien et du mal, était effacée de son cerveau. Ce n’était pas sans une véritable épouvante que je plongeais parfois dans les abîmes de cette nature dégradée, où les bons conseils tombaient comme des pierres dans un gouffre. Parmi les rêves favoris qui traversaient le cerveau de cet homme, le trafic des esclaves paraissait tenir le premier rang. Il comptait revenir au Laos pour s’y livrer, et ne craignait pas de nous le dire. Il voyait là un moyen assuré de satisfaire ses trois passions dominantes, le goût des aventures, l’amour de l’argent et le besoin de débauches. — J’ai ouï dire à des gens d’expérience que, pour rester honnête dans la position d’interprète, il fallait l’être trois fois. Si cette observation est juste, on jugera du soulagement que nous causa le gouverneur de Nong-Caï en nous offrant de reconduire notre homme à Bangkok sous bonne garde. Chacun des membres de l’expédition acheva d’apprendre de la langue ce qui était nécessaire à ses besoins. Cela se fit assez vite par la raison qui force à nager quand on est tombé dans l’eau. Pour faciliter ses rapports personnels avec les autorités indigènes, M. de Lagrée conservait encore cet ancien bonze du Cambodge, Laotien d’origine, qui s’était coupé le doigt à Phnom.

Le gouverneur de Nong-Caï mit sa propre pirogue à la disposition du chef de l’expédition. Cette barque aux formes gracieuses, sur laquelle on avait jeté l’or à profusion, était montée par vingt rameurs en casaque de laine rouge, la tête ornée de képis à large visière et d’une hauteur démesurée. Chacun de nous prit possession d’une pirogue moins élégante, et nous arrivâmes le 2 avril à un endroit où le Mékong dessine une sorte d’éventail immense. Nos rameurs s’arrêtèrent, ils nous dirent que nous étions arrivés à Vien-Chan, Étonnés, car nous n’apercevions sur les rives autre chose que d’épaisses forêts, nous mîmes pied à terre avec quelque curiosité. Parmi tous les noms étranges dont je m’étais chargé la mémoire avant de partir, Vien-Chan était celui qui jetait le plus d’éclat. Il est souvent revenu sous ma plume durant le cours de ce récit. Nous avons trouvé dispersés dans tout le Laos les descendans de la