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champ de bataille d’un nouvel Austerlitz ou d’un autre Iéna aurait seul pu faire rentrer au fond des cœurs les griefs accumulés par l’exercice du pouvoir qui pesait si lourdement depuis douze années sur toutes les classes de la nation. C’est le sort des despotes de voir la fortune les trahir quand ils auraient le plus besoin de ses faveurs, et c’est aussi la leçon des peuples qui ont trop facilement accepté leur joug d’être un jour atteints, meurtris et comme blessés à mort par les rudes coups de la main à laquelle ils ont laissé le soin d’opérer leur délivrance. L’heure fatale avait sonné où Napoléon et la France allaient recueillir les fruits amers de cette triste expérience, si souvent et si inutilement renouvelée, hélas ! pendant le cours des siècles. Le 25e bulletin de la grande armée, inséré au Moniteur, avait brusquement appris à tout Paris dans les premiers jours de novembre que l’empereur s’était décidé à quitter Moscou incendié, et venait d’ordonner la retraite. D’autres bulletins avaient suivi, relatant plusieurs combats livrés aux Russes par nos soldats, combats glorieux, mais sans résultats appréciables. Le 28e bulletin, daté de Smolensk et publié le 29 novembre au Moniteur, avait le premier donné cours aux plus sinistres pressentimens ; après quoi le silence s’était fait, un silence de dix-huit jours, pendant lequel de vagues rumeurs et des bruits de plus en plus effrayans n’avaient cessé de circuler tout le long de nos frontières de l’est. Enfin le 29e bulletin était venu éclater comme un coup de foudre le 17 décembre 1812. Celui-là ne dissimulait rien. Jamais plus grande calamité n’avait été annoncée en termes plus clairs, peut-être faudrait-il dire plus naïfs ; on ne pouvait le lire sans frissonner. Cependant le public n’était pas au bout de ses étonnemens : vingt-quatre heures après, une étourdissante nouvelle retentissait aux oreilles avidement tendues des Parisiens et de toute la population française effarée. L’empereur venait d’arriver seul, presque en fugitif, dans sa capitale, laissant au loin derrière lui, dans les plaines glacées de la Pologne, les débris mutilés de cette grande armée qui faisait naguère sa force et son orgueil.


III.

Il est plus facile d’imaginer que de dépeindre l’effet produit à Paris et dans les provinces de l’empire par l’issue de l’expédition de Russie. La surprise domina d’abord. Quoi ! Napoléon n’était pas invincible ! Était-ce vraiment croyable ? Quelles résolutions ce terrible vaincu allait-il prendre après sa défaite ? À coup sûr, il s’apprêtait à demander plus d’hommes, plus d’argent que par le passé, et ce n’était point le sénat qui les lui refuserait. Cependant, si le sort des