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universel au point d’y oublier plus ou moins l’homme et l’humanité, celle-là s’attache avant tout à l’ordre moral, restant indifférente ou étrangère aux questions de haute cosmologie qui intéressent la philosophie naturelle. Dieu par-dessus tout, et l’homme en rapport avec Dieu, voilà le double objet de toute philosophie religieuse. Son grand souci est la destinée humaine. Seulement l’entend-elle de manière à respecter toujours les vérités de la conscience? C’est ce qu’il faut examiner. Toute théologie ne répond au sentiment religieux qu’autant que son Dieu possède la nature et les attributs qui permettent de «le connaître, de l’aimer, de le servir, » pour emprunter les mots du catéchisme. Un Dieu à la façon de Plotin, de Spinoza, de Schelling, de Hegel, n’a rien de commun avec l’objet du sentiment religieux. La théologie ne s’en tient pas là; elle va jusqu’à l’union, la vie commune avec Dieu. Ce n’est pas seulement la théologie mystique d’un saint Jean, d’un Gerson, d’une sainte Thérèse, d’un Fénelon qui le dit, c’est la haute et sévère théologie d’un Bossuet, d’un Malebranche, d’un Leibniz, d’un Maine de Biran. S’unir à Dieu, vivre en Dieu, tout en conservant sa personnalité et sa liberté, voilà le dernier mot de toute théologie sensée. Commencer par la prière, l’amour, l’adoration, et finir par l’union, telle est la gradation nécessaire et légitime que suit l’âme religieuse; mais de l’amour à l’abandon de soi-même, de l’union à l’absorption, si courte est la distance, si glissante est la pente, qu’il est bien difficile de ne pas faire le saut périlleux.

Le mysticisme chrétien, même si on le prend chez des esprits supérieurs, chez un Fénelon par exemple, en arrive toujours à l’abdication de la personne humaine. « Il vient un temps, dit le grand archevêque, où Dieu, après nous avoir bien dépouillés, bien mortifiés par le dehors sur les créatures auxquelles nous tenions, nous attaque par le dedans pour nous arracher à nous-mêmes. Ce n’est plus les objets étrangers qu’il nous ôte alors ; il nous arrache le moi qui était le centre de notre amour... Plus les sens sont amortis par le courage de l’âme, plus l’âme voit sa vertu et se soutient par son travail; mais dans la suite Dieu se réserve à lui-même d’attaquer le fond de cette âme et de lui arracher jusqu’au dernier soupir de toute vie propre... Alors elle tombe en défaillance; elle est, comme Jésus-Christ, triste jusqu’à la mort. Tout ce qui lui reste, c’est la volonté de ne tenir à rien et de laisser faire Dieu sans réserve[1]. » On dira peut-être que ce sacrifice de la personnalité est propre aux âmes tendres, comme celle d’un Fénelon, ou aux âmes ardentes, comme celle d’une sainte Thérèse; mais la philosophie

  1. Fénelon, Œuvres spirituelles, t. IV, p. 16.