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religieuse la plus sévère se laisse entraîner aux mêmes conclusions. On sait comment Maine de Biran est parti de la philosophie de la sensation pour arriver au spiritualisme le plus décidé, et pour aboutir enfin à un mysticisme qui ne nous a été révélé que par les dernières publications. « L’homme est intermédiaire entre Dieu et la nature. Il tient à Dieu par son esprit, et à la nature par ses sens. Il peut s’identifier avec celle-ci en y laissant absorber son moi, sa personnalité, sa liberté, et en s’abandonnant à tous les appétits, à toutes les impulsions de la chair. Il peut aussi jusqu’à un certain point s’identifier avec Dieu en absorbant son moi par l’exercice d’une faculté supérieure. Il résulte de là que le dernier degré d’abaissement comme le plus haut point d’élévation peuvent également se lier à deux états de l’âme où elle perd également sa personnalité; mais dans l’un c’est pour se perdre en Dieu : dans l’autre, c’est pour s’anéantir dans la créature[1]. » Cette troisième vie, dernier effort de l’âme humaine, le philosophe l’appelle la « vie de l’esprit. » Voilà où en vient à ses derniers jours, sous l’inspiration évidente de la théologie chrétienne, un esprit qui a consumé sa vie à retrouver et à dégager la personnalité et la liberté humaine dont une psychologie superficielle avait presque fait perdre le sentiment au siècle qui l’a précédé.

Il est une école de théologiens qui résiste, il est vrai, à ces entraînemens mystiques. La théologie orthodoxe d’un saint Augustin, d’un saint Anselme, d’un saint Thomas d’Aquin, d’un Bossuet, d’un Leibniz, ne connaît point de tels excès, parce que chez ces esprits la raison domine le sentiment. Encore faut-il remarquer que, si aucun de ces docteurs ne va jusqu’à l’abandon absolu de la personnalité dans l’union de l’âme avec Dieu, les exigences du dogme les conduisent à réduire singulièrement cette personnalité dans les œuvres morales de la vie humaine. L’action de la grâce y domine au point de ne plus guère laisser d’efficacité à la volonté que pour le mal et le péché. C’est qu’en effet, dans la doctrine théologique la moins mystique, il y a toujours une confusion, sinon de l’homme et de Dieu, tout au moins de l’action humaine et de l’action divine. Quelle est la part de Dieu, quelle est la part de l’homme dans la vie religieuse et dans la vie morale elle-même? Voilà ce qu’aucune théologie ne définit et ne peut définir. On ne sait jamais, dans les analyses et les descriptions de la psychologie théologique, où finit l’œuvre de l’homme, où commence l’œuvre de Dieu, quelle part de mérite et de d’émérite reste en définitive à la nature humaine

  1. Fragmens inédits publiés par M. L. Naville. — Bibliothèque universelle de Genève, 1845 à 1846.