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individuel de faire le bien a paru si borné, si misérable, au milieu des tempêtes et des naufrages des masses, qu’on ne veut plus regarder qu’aux mouvemens généraux et aux évolutions lentes du genre humain. Dès lors la liberté, la responsabilité, la moralité, deviennent des infiniment petits dont l’homme intelligent ne croit avoir que médiocrement à se préoccuper[1]. » Un autre esprit généreux, voué aux œuvres d’enseignement populaire en même temps que de critique philosophique, s’est fait également l’organe des vérités de conscience contre la doctrine du déterminisme universel. « Ce n’est point le droit et le devoir que nous trouvons dans la nature, c’est la loi de la force et l’initiative de l’instinct. Quelque chose de dur, d’indifférent et de froid plane sur ses plus rians tableaux; c’est le règne de la nécessité qui en assombrirait toute la poésie, si l’homme n’était doué de la puissance de transporter en dehors de lui la vie idéale qui est en lui-même. Seul dans la nature, l’homme est libre, et seul il a conscience de sa liberté. Or la liberté consciente d’elle-même, telle est la source initiale d’une série de phénomènes qui prendront le nom de moraux et qui constitueront pour l’homme une sphère d’activité inconnue au reste de la nature[2]. »

Nous avons cité de préférence deux écrivains appartenant à l’école critique, parce qu’ils ne sont pas suspects de spiritualisme chimérique dans leur énergique revendication des vérités de conscience. Bien d’autres voix protestent chaque jour en faveur des mêmes vérités dans le monde de la libre pensée. C’est encore notre pays qui marche en tête de la croisade contre les fausses et dangereuses conclusions de certaines écoles arborant le drapeau de la science. Quoi qu’il arrive, un tel pays n’oubliera point qu’il a fait la révolution de 89 et proclamé les droits de l’homme du haut de la plus grande tribune qui ait jamais été ouverte à la conscience humaine. Un moment étourdie, humiliée sous les orgueilleux enseignemens de la force et d’une science qui s’en est faite la complice, cette conscience se redressera, se redresse déjà contre de pareilles doctrines. La société moderne, qui veut toutes les libertés, ne peut laisser se perdre dans les âmes le sentiment de celle qui les porte toutes dans son sein, le sentiment de la liberté morale, principe du devoir et du droit.


É. VACHEROT.

  1. Les Années philosophiques 1867 et 1868, par M. F. Pillon, Introduction par M. Renouvier.
  2. La Morale indépendante, par M. C. Coignet, p. 27.