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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/659

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chevaliers que j’avais institués pour la défense des états chrétiens, pour la garde de leurs frontières ; mais ils se sont révoltés contre moi. Ils n’ont aucun souci de l’âme du peuple prussien, aucune pitié de son corps. Ils l’oppriment de travaux de servitude, ils lui ravissent ses libertés, ils ne lui enseignent point les commandemens de la foi, ils lui retiennent les saints sacremens, et le poussent vers un enfer pire que l’ancienne idolâtrie. S’ils font la guerre, ce n’est que pour augmenter leur superbe et pour étendre leur cupidité[1]... »

Que malgré la parole enflammée et vengeresse de sainte Brigitte l’Europe chrétienne ait encore cru longtemps aux « croisades » contre les « Sarrasins du nord, » qu’au lendemain même de la mission apostolique de Jagello en Lithuanie et de la fondation d’une cathédrale catholique à Wilno les preux les plus renommés de l’Angleterre, de l’Ecosse et de la France, un Lancaster[2], un Percy, un Douglas, un Boucicaut, fussent accourus à l’appel du grand-maître de l’ordre pour combattre des a infidèles » et pour porter par deux fois (1390 et 1391) le siège devant Wilno, — cela n’a guère de quoi étonner. La veille de Sadowa, combien d’âmes naïves parmi nous ne s’obstinaient-elles pas à saluer un champion de la grande cause des nationalités dans la personne de M. de Bismarck, qui déjà cependant avait donné sa mesure lors de « l’exécution fédérale » sur l’Eider! Au temps de Jagello, les fils nobles de l’Angleterre, de l’Ecosse et de la France avaient, depuis tantôt deux siècles, appris à considérer les soldats de Marienbourg comme les héritiers légitimes de Godefroy et de Tancrède, à vénérer en eux les défenseurs de la foi, les paladins de la chrétienté; par ces temps de publicité plus qu’insuffisante, on était assurément très excusable de ne pas voir bien clair dans les expéditions lointaines au-delà du Niémen et de la Wilia. « Comment pouvez-vous défendre des païens, des fils du diable? » demandaient naïvement aux Polonais pendant le siège de Wilno les chevaliers français, et les autres de répondre que la Pologne et la Lithuanie étaient bien chrétiennes, bien baptisées, de proposer même de prouver leur dire par une ordalie, — un combat singulier entre quatre Français et quatre Sarmates. Mieux avisés, les Polonais auraient pu retourner la plaisante question aux joyeux compagnons du sire de Boucicaut, et, montrant du doigt la Samogitie voisine, ils auraient pu demander si ce n’était pas dans cette terre demeurée sous la tutelle des « manteaux blancs » que se dressaient encore les seules images de Perkunos, que fumaient tou-

  1. Revelationes sanctœ Brigitœ, lib. II, cap. XIX.
  2. Depuis roi d’Angleterre sous le nom d’Henri IV.