Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/667

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps les chevaliers-moines dans les conseils du roi Ladislas II. Soit déférence pour les vœux de sa défunte épouse, soit lassitude et effet naturel d’un âge qui s’avançait déjà rapidement vers la vieillesse, Jagello semblait de plus en plus renoncer à tout appel aux armes dans ses litiges nombreux avec l’ordre, et de son côté le grand-maître Conrad de Jungingen était fermement résolu à maintenir le débat dans le champ clos des chancelleries. Esprit tenace et cauteleux, mais assez clairvoyant pour redouter un choc, le successeur de Wallenrod pratiquait à l’égard de la Pologne un mélange ingénieux d’intrigues perfides et de démarches conciliantes, de convoitises impudentes et de protestations amicales : système irritant, énervant, et dont le dernier mot, dans la pensée du grand-maître, ne devait jamais être la guerre. Que peuvent cependant les desseins des hommes contre cette logique inexorable des choses et des situations à laquelle nous donnons si souvent et très improprement le nom de fatalité? Il n’est pas jusqu’aux digues élevées pour arrêter le torrent des événemens qui ne servent parfois à le faire déborder avec plus d’impétuosité et de violence. Conrad de Jungingen voulait évidemment préparer à la Prusse des destinées toutes nouvelles, poser sur les bords de la Baltique les fondemens d’un édifice sérieux et solide. Il faisait des efforts très louables pour relever en Prusse les conditions de prospérité et de bien-être; il entourait l’agriculture, le commerce et l’industrie d’une sollicitude inconnue à ses prédécesseurs : les travaux de la paix étaient pour la première fois en honneur dans un état qui jusque-là n’avait eu d’estime que pour les parades militaires. Phénomène curieux et au plus haut point instructif, de pareilles vertus gouvernementales, très précieuses assurément chez tout autre souverain et d’un augure heureux pour le pays, n’en devenaient pas moins des symptômes alarmans alors qu’elles apparaissaient chez un grand-maître teutonique : elles sonnaient le glas funèbre de l’œuvre séculaire des « manteaux blancs. » La prétention de jouir en toute sécurité et avec quiétude des biens acquis était si peu en accord avec l’idée et l’essence même d’une « milice du Christ, » qu’il n’était guère permis de se tromper sur cet aveu déguisé de déchéance et de licenciement; une politique tellement bourgeoise d’un ordre tellement chevaleresque impliquait une contradiction étrange, accablante, et dont les chevaliers eux-mêmes ne furent point les der-