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niers à s’apercevoir et à être profondément choqués. Ces cadets des grandes familles accourus des bords du Rhin et du Danube pour continuer sur une terre de « Sarrasins » la glorieuse tradition des Godefroy et des Tancrède, ces fils nobles couverts de pesantes armures, montés sur des coursiers piaffans, tenant toujours d’une main le fusil et de l’autre le chapelet, ils frémissaient à la pensée d’être transformés en « scribes et marchands. » Ce n’était pas la peine en vérité de prononcer des vœux de chasteté et de jeûner quatre fois par semaine, si l’on devait seulement se morfondre toute la vie dans les bureaux ou faire sur la côte le vilain métier de douanier! La politique du grand-maître finit par soulever contre elle tous les comthurs, tous les preux de Marienbourg; le propre frère de Conrad, Ulric de Jungingen, était à la tête des mécontens. Il n’y eut pas de sarcasmes assez amers contre le chef si dégénéré d’un ordre qu’avaient illustré les Winric de Kniprode et les Zollner de Rotenstein ; « on le peignait sur les murs, » racontent les chroniques, on le trouvait « digne tout au plus d’être le prieur de moines ventrus, » on l’appelait « une nonne pudibonde, » et le lendemain de sa mort on eut hâte de protester par une manifestation éclatante contre un règne bourgeois et astucieux qui n’avait que trop longtemps duré. C’est en vain que, sentant sa fin approcher, Conrad avait réuni autour de son lit tous les membres du chapitre pour leur recommander le maintien de la paix, pour les supplier surtout de ne pas lui donner pour successeur son frère Ulric ; le nom de Ulric de Jungingen fut acclamé d’enthousiasme dans la grande réunion électorale de l’ordre (1407). Ce nom signifiait la guerre.

Pourquoi ne point le reconnaître? Dans ce défi jeté au sort, il y eut de la part des « manteaux blancs » un réveil de dignité, un effort honorable pour arracher l’ordre au bourbier d’infamies et d’impudences au milieu duquel il se débattait depuis bientôt quinze ans. Il faut lire les documens de ce temps, les pièces volumineuses émanées de la chancellerie de Marienbourg depuis la mort de Wallenrod[1], pour apprécier à sa juste valeur la diplomatie effrontée et tortueuse de son « pacifique » successeur. On y voit le grand-maître traiter sans cesse du partage de la Pologne avec Sigismond de Luxembourg, empereur désigné et roi de Hongrie, en même temps que dans les lettres les plus tendres à l’adresse d’Hedvige il insinue à la fille de Louis d’Anjou, — réginœ Poloniœ et herecli Ungariœ, — de revendiquer la succession de son père sur les bords de la Theiss : Conrad de Jungingen offrait la Hongrie à Hedvige avec le même gé-

  1. Voyez Codex diplom. Pruss., passiro, et les trois volumes de Lites et res gestœ ordinis Cruciferorum, edd. Titus cornes Dzialynski.