Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/677

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi la Pologne, dans l’espace d’un quart de siècle, venait d’introduire le pays « sans soleil » dans la grande famille chrétienne et de le doter de tous les droits de la vie civile ; elle lui assurait ensuite une autonomie pleine et entière, et finissait par l’appeler à la vie politique, au régime de discussion, au noble exercice des libertés parlementaires ; elle faisait un souverain de ce boyar lithuanien qui naguère encore ne connaissait que « l’esclavage organisé, » et ne pouvait disposer de sa fortune ni marier sa fille sans la permission d’un chef autocrate. Rien de plus original du reste que la manière dont il fut procédé, dans la diète de Horodlo, à cette dernière et suprême initiation. Les temps féodaux ne connurent d’homme pleinement libre que le gentilhomme, le noble ; lui seul aussi eut droit de suif rage dans les rares pays qui jouissaient d’un régime représentatif ; seul il fut électeur et éligible, « citoyen actif, » s’il est permis d’employer une expression toute moderne, mais parfaitement adaptée à la circonstance. La Pologne partageait à cet égard une croyance alors universelle, et il serait ridicule de vouloir lui en faire un reproche ; une recherche impartiale lui reconnaît au contraire le mérite d’avoir pratiqué le principe nobiliaire avec une libéralité et une largeur d’esprit étonnantes[1]. Dans les états de l’Occident, c’était le souverain qui conférait les privilèges politiques à celui qui n’en jouissait point par droit de naissance ; il le faisait noble, le créait chevalier et lui « donnait des armes. » Autre fut l’application de cette idée en Pologne. Là, par suite d’un mélange curieux de l’ancienne constitution slave, basée sur la commune, sur le clan (gminy, rody), et de l’institution féodale de la chevalerie, les « armes » n’étaient point individuelles et n’étaient pas créées par le souverain. Les blasons (herby) étaient en quelque sorte fixes et d’un nombre limité ; chacun de ces blasons avait son appellation propre (Jelita, Pilawa, Nalencz, Poray, etc.), et appartenait à une « fraternité, » à une « maison (braçtwo, dom), » c’est-à-dire à tout un groupe de familles originairement unies entre elles par l’étroite parenté du clan[2]. En devenant noble, on

  1. Les « mobilitations » étaient très fréquentes en Pologne pour des actions d’éclat et des services rendus à la chose publique. Sous le roi Sigismond-Auguste, des villes entières furent anoblies, et les électeurs, au XVIe siècle, étaient au nombre de 200,000, chiffre supérieur de beaucoup (eu égard à la population) à celui du corps électoral de la France avant 1848. En France, avant 1848, la classe gouvernante disait : « Enrichissez-vous ! » à ceux qui aspiraient au droit de suffrage. Dans la Pologne du XVIe siècle, la classe gouvernante disait : « Ennoblissez-vous ! » Franchement, sous ce rapport, il n’y a pas encore de quoi crier anathème à la république des Sarmates.
  2. On écrit par exemple Adam Poray Miçkiewicz, Jean Janina Sobieski, Joseph Ciolek Poniatowski (les noms en italique sont les blasons), comme on écrit Marcus Tullius Cicero, Caius Julius Cæsar. En effet, les « fraternités » polonaises répondent aux gentes des Romains, aux φρατρίαι (fratriai) ou φυλαί (phulai) des cités grecques, aux clans des Écossais. Le herb est en même temps le blason et le nom du clan primitif.