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sées des grandes salles ; il descendit enfin « au profond de Chillon, » comme disaient les gens du pays. Ces cryptes accablantes, ces colonnes trapues, ces étranges lueurs bleues le matin, vertes le soir et parfois, au coucher du soleil, rouges de feu et de sang, qui tombent des meurtrières en laissant dans l’ombre le fond sinistre du caveau, tout cela frappa vivement le poète. On lui montra un pilier et on lui dit : « Ici fut enchaîné Bonivard. » Byron entendit à peine ; il avait oublié la courte note de Jean-Jacques aux dernières pages de la Nouvelle Héloïse : « François Bonivard, prieur de Saint-Victor, homme d’un rare mérite,… aimant la liberté, quoique Savoyard, et tolérant, quoique prêtre. » Dans ce souterrain, l’auteur de Childe Harold se sentit comme emprisonné lui-même ; il n’écouta point le caporal ivre, sourd et « fort comme Blucher, » qui lui racontait la légende du lieu d’une voix tonnante. Assailli d’images lugubres, de souvenirs dantesques, il se crut dans la tour d’Ugolin. Tout en rêvant un poème, il gravait machinalement sur le pilier ce nom qu’on y lit encore : Byron. Bonivard, qu’il ne connaissait pas, se dressa devant lui comme un personnage tragique. En sortant de cette tombe, le poète s’épanouit comme s’il revenait de l’enfer. Hors de lui, ivre de joie, il répétait à tous les enfans qui se trouvaient sur son chemin en leur jetant des demi-guinées : « Voilà, mes jolis garçons suisses, voilà pour votre grâce et pour votre beauté. » Son cœur se dégonflait. « Je me sens, disait-il à Hobhouse, sous le charme du génie de la contrée ;… mon âme se repeuple de nature,… des sites pareils sont faits pour je ne sais qui… » Quelques jours après, à Ouchy, retenu par la pluie un jour entier dans une auberge, il écrivit le Prisonnier de Chillon. Dès lors ce prisonnier est monté au rang des demi-dieux dans la mythologie libérale. Cette apothéose a ébloui tout le monde, même les esprits les plus graves, et M. Vulliemin, le savant historien de Chillon, a parlé de Bonivard en poète ému.

Ainsi s’est formée la légende de ce martyr « plus célèbre que connu, » comme le dit fort bien l’un de ses biographes ; mais depuis une vingtaine d’années la science, qui ne s’attendrit guère, a repris ses droits. Un archéologue genevois, le Dr J.-J. Chaponnière, a consacré une grande partie de sa vie à rechercher et à recueillir les manuscrits de Bonivard, que vient de publier M. Gustave Revilliod. Nous avons pu entrer dans la familiarité du prisonnier de Chillon. À la figure idéale, indécise, imaginée par Byron, s’est substituée une physionomie très accentuée, très vivante, et gagnant en expression ce qu’elle a pu perdre en pureté. Bonivard fut un remarquable écrivain, un érudit d’humeur pensive et rieuse, qui s’inquiétait à ses heures, en artiste et en curieux, de philosophie, de