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Que fit alors Bonivard? Ici commence une épopée burlesque qui peint le pays et le temps.

A deux lieues de Genève, devant le village de Cartigny, Bonivard possédait un château sur une hauteur au pied de laquelle rampe le Rhône, grand serpent bleu tacheté de vert, replié plusieurs fois sur lui-même et frottant son dos contre le coteau sablonneux. Limé en dessous, ce coteau s’effondre en poussière dans le fleuve, si bien qu’à la place où fut le château de Bonivard on ne voit plus maintenant qu’un ravin tourmenté, des terrains qui s’éboulent, des falaises qui s’émiettent, criblées de trous où les hirondelles font leurs nids, puis des roches fantasques formant comme un glacier de sable durci, hérissé d’arêtes et d’aiguilles. De l’autre côté du Rhône, au-delà d’un plateau peuplé de villages et de touffes d’arbres, le long mur noir du Jura s’amollit à l’aube, rougit dans les brumes, et fuit au loin pour donner de l’espace à la plaine, qui se déroule en larges ondulations jusqu’aux premières houles des Alpes à l’extrême horizon. Bonivard voyait tout cela de sa propriété, qu’il tenait à garder, bien que ce fût « un château de plaisance et non de forteresse. » Il y mit donc un Fribourgeois, nommé Guillaume Castes, auquel il avait affermé ses terres, et s’assura ainsi la protection de Fribourg. En même temps il fit valoir devant le conseil général de Genève l’importance du prieuré de Saint-Victor, le danger d’abandonner cette position à quelque partisan du duc; il obtint enfin que la ville prît pour lui fait et cause, à main armée, s’il le fallait. Tornabuoni était à Chambéry, soutenu par le duc, et commença même à retirer les dîmes. Bonivard fit crier dans ses terres que nul n’osât y exécuter les ordres du pape et du duc, sous peine d’être pendu et étranglé, et recouvra tout ce qu’il put « à la barbe du duc et du pape. »

Cartigny pourtant ne devait pas appartenir longtemps à Bonivard. Un jour, le capitaine fribourgeois qu’il y avait placé, Guillaume Castres, envoya çà et là ses compagnons et partit à cheval du château, n’y laissant qu’une femme. Sa conduite en tout cela n’est pas très claire; ce qui est certain, c’est que, dès qu’il eut le dos tourné, les gens du duc s’emparèrent de la résidence. Bonivard alors afferma Cartigny à un homme sur lequel il croyait pouvoir compter. Cet homme se nommait Bischelbach, était boucher, et avait été magistrat à Berne; mais il s’était exilé de son pays par dévoûment au catholicisme. Berne en effet (février 1528) venait d’embrasser la réforme, qui forçait les hommes mariés de quitter leurs concubines; cette tyrannie déplut à Bischelbach, qui s’en vint à Genève avec une douzaine de compagnons, offrant à la ville en cas de péril trois ou quatre mille Bernois pour la défendre. «En vérité,