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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/720

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sure de ces qualités, croire que tout est fait parce qu’on est parvenu à exceller dans ces détails, c’est manquer le but de la poésie ; c’est aussi être un écrivain maniéré au premier chef. Ne donnons pas une si grande importance à de purs détails. Que m’importe que vous posiez pour les yeux ou pour la chevelure, si après tout la nature ne vous a pas fait beau ? Nous n’avons pas même le mérite de cette observation ; il y a longtemps qu’elle a été faite par Horace. Que dit-on d’un homme qui fait la belle jambe ? Qu’il est faux et prétentieux ; pourquoi ne marche-t-il pas tout simplement ? C’est de marcher qu’il s’agit, non de montrer sa jambe. De même, quand on écrit, il s’agit d’exprimer quelque chose, non de montrer ses beaux hémistiches. Que les poètes de l’école dont nous parlons ici songent davantage aux idées et aux sentimens qu’ils doivent rendre et un peu moins à la façon dont ils les rendront, s’ils ne veulent pas s’exposer à la critique si justement dirigée par Diderot contre tout personnage qui semble vous dire : « Voyez comme je pleure bien, comme je me fâche bien, comme je supplie bien[1] ! »

Quand on reproduit trop fidèlement les allures d’un maître, on imite jusqu’à son tour d’esprit. Nous devons à l’exemple brillant de M. Leconte de Lisle non-seulement un grand nombre de vers dont la monotonie est beaucoup moins douteuse que la richesse, mais une notable dose de mythologie et de fatalisme répandue dans les recueils de vers nouveaux. Sans doute les nombreux démentis donnés en notre temps par les hommes ou par le sort à la justice et à la liberté n’ont que trop répandu l’énervante philosophie du fatalisme. Cependant M. Leconte de Lisle prête à cette sorte de sentimens une expression personnelle qu’il n’est pas judicieux de lui emprunter. Les poètes créoles, malgré qu’ils en aient, sont élégiaques : notre île Bourbon semble s’être chargée de le prouver par une suite non interrompue de poètes aussi tristes qu’harmonieux. Quelque surprise que puissent causer nos paroles au stoïcisme de l’auteur des Poèmes antiques, il ne fait pas exception à cette espèce de loi de son climat. Il semble que la nature des tropiques soit trop puissante pour l’homme, et qu’en lui donnant d’une main prodigue l’harmonie et l’éclat elle lui laisse le sentiment profond de sa faiblesse. Les uns, plus plaintifs, répandent dans leurs vers les trésors d’une mélancolie qui, du moins chez eux, date d’une époque antérieure à celle où la mélancolie était une mode, et paraît devoir survivre aux tristesses factices d’une littérature tombée dans le discrédit ; les autres, plus concentrés, sans réagir contre la tyrannie des influences extérieures, se raidissent dans une sorte de

  1. Diderot, Salon de 1767.