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Toutes ces accusations ont leur écho dans la remarquable pièce de M. Sully-Prudhomme à Alfred de Musset. Au moment de l’écrire, je doute qu’il ait relu la Lettre à Lamartine et l’Espoir en Dieu ; je ne sais même pas s’il avait conservé des Nuits une impression bien nette. Ce ne sont pas là des variations sur un thème poétique ; le cœur humain s’y reconnaît avec ses faiblesses, mais aussi avec tous ses nobles instincts. Jamais la poésie n’a tracé une plus éloquente démonstration de l’âme immortelle. Accusez Musset de mollesse, de sensibilité maladive ; ne le traitez pas de corrupteur. Il écrivait ses vers avec le sang de son cœur : ne parlez donc pas de son rire sceptique. J’imagine pourtant qu’il eût ri de bon cœur, s’il avait pu voir qu’un poète de talent et d’esprit lui oppose Spartacus, Harmodius et Léonidas. Et quel n’eût pas été son étonnement, quand l’auteur lui demande s’il a oublié les bas-reliefs antiques sur le progrès des arts, cette histoire de la civilisation figurée dans le marbre, qui paraît à M. Sully-Prudhomme un remède efficace contre le désespoir !

L’incertitude de M. Sully-Prudhomme entre les doctrines s’est peut-être communiquée à son talent, et ce n’est pas sans quelque surprise que nous le voyons passer des Stances et Poèmes au recueil des Épreuves, et de celui-ci à son premier chant de Lucrèce. Il façonne et taille de main de maître un sonnet comme un flacon précieux pour y enfermer une pensée philosophique ; mais de son premier volume à celui des Épreuves, qui est un recueil de sonnets, l’auteur a descendu d’un étage ; ce sont encore des vers lyriques, avec cette réserve pourtant que la poésie y est plus petitement logée. Est-ce le succès de certaines compositions courtes, telles que le Vase brisé, un vrai chef-d’œuvre, qui le faisait ainsi aspirer à descendre ? Traduire, c’est-à-dire travailler sur la pensée d’autrui, c’est plus encore que le sonnet une œuvre de versificateur. Soit que la lutte avec les robustes vers du poète latin ne fût pour lui qu’un exercice littéraire, soit qu’il tienne en assez grande estime un labeur de ce genre, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans le Lucrèce de l’auteur un fâcheux symptôme. La traduction en vers est tout au plus l’entre-sol de la poésie. Si elle n’est pas encore de la prose, elle en est bien près, surtout dans notre langue française, qui n’a pas un domaine en réserve exprès pour les vers, et c’est peut-être pour cela que nous avons un grand nombre de bonnes imitations, et de traductions vraiment poétiques, pas une.

Avec ses Solitudes, quoique le volume des Stances et Poèmes mérite encore la préférence, M. Sully-Prudhomme a pris une revanche. Quatre ou cinq des pièces de ce recueil sont au nombre des meilleures qu’il ait jamais données. Une sensibilité discrète qui