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aime à se répandre sur les objets que l’on dédaigne et sur les douleurs que l’on néglige respire dans les strophes de la Première Solitude, celle du collège, du pauvre petit qui est laissé pour la première fois dans ce désert d’enfans. Le supplice de l’artiste que la jalousie de la fortune et les nécessités de la vie tiennent éloigné de l’art et de ses nobles ambitions lui a inspiré une page douloureuse. Le Peuple s’amuse, tel est le titre d’un des plus remarquables morceaux. La tristesse a sa poésie : nul ne le sent mieux que M. Sully-Prud’homme, quoiqu’il ait dit « que la mélancolie est un cercueil usé. » Son angoisse, celle des jeunes hommes de ce temps-ci est composée d’inquiétude, et vient peut-être de ce qu’ils se sentent inutiles. À notre avis, voilà ce que le poète aurait dû dire avec plus de clarté. La tristesse a aussi sa morale ; elle condamne le rire grossier et les joies vulgaires. Ainsi la satire tient sa place dans ce volume de solitaires méditations, c’est de la philosophie d’Héraclite.

L’indécision que nous avons remarquée dans M. Sully-Prudhomme se trahit en plus d’une pièce de ses Solitudes. Le Cygne, par exemple, est un très remarquable échantillon du genre descriptif que nous avons caractérisé plus haut, et nous ne connaissons pas de poésie mythologique plus riche et plus brillante que les Écuries d’Augias. Aucune condition ne manque à ce dernier morceau, pas même le défaut habituel de cette sorte d’étude, l’absence d’une certaine unité qui présente une pensée au début et la ramène dans la conclusion finale. Avant de quitter nos poètes philosophes et M. Sully-Prudhomme, ne faut-il pas les avertir de la froideur que leur genre entraîne et dont le tempérament de cet écrivain ne s’accommoderait peut-être que trop ? La distinction amène souvent avec elle la contrainte. Comme un homme habitué à vivre dans un monde choisi, et fuyant tout ce qui pourrait ressembler à de la vulgarité, aime mieux pécher par réserve que par excès, ce poète ne se livre jamais : il évite le développement au point de manquer de franchise et d’ampleur. Qu’il ait aujourd’hui moins de hardiesse et de laisser-aller que dans ses débuts, il est impossible d’en douter. Il y avait déjà de la maturité, trop peut-être, dans les Stances et Poèmes ; ce qui manque le plus à ses Solitudes, c’est de la jeunesse. Nous lui conseillerions, pour son intérêt, de gêner un peu moins sa pensée, et pour celui du public qui lit les vers, d’avoir plus d’abandon. Qu’il ne songe pas sans cesse à l’hémistiche de Virgile, pauca meo Gallo, pour imiter la sobriété que ces mots semblent recommander aux poètes ; qu’il songe quelquefois aux mains gracieuses pour lesquelles sa gerbe est aussi faite, qu’il prenne conseil du second hémistiche du maître latin. Virgile n’ajoute-t-il pas que Lycoris puisse le lire, et quæ legat ipsa Lycoris ?