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tout ; il fallait qu’il y eût dans chaque ministère un autre Napoléon dont le génie, propre aux grandes choses, pût s’accommoder aussi des petites, et tout surveiller d’un regard. L’autorité se fit vétilleuse et tracassière pour paraître avoir ce coup d’œil d’aigle auquel rien n’échappe. Elle fatigua tout le monde de circulaires et de décrets accumulés pour obtenir la gloire de sembler elle-même infatigable. Le ministre de l’instruction publique d’alors, M. H. Fortoul, fut un de ceux qui poussèrent le plus loin ce système, et l’on pourrait citer des exemples divertissans de cette manie qu’il avait de tout réglementer[1].

Malheureusement la surveillance minutieuse des moindres détails du service ne suffisait pas à son activité. Son ambition était plus haute : il avait conçu le projet de renouveler de fond en comble l’instruction publique. C’était assurément un esprit vif et laborieux, il avait beaucoup de souplesse dans l’intelligence et une merveilleuse fécondité de ressources; mais ces qualités, qui pouvaient servir l’enseignement, furent gâtées par un grand défaut : cet homme qui parlait avec tant d’aigreur des révolutionnaires et des socialistes appartenait au fond à leur école. La doctrine de Saint-Simon, qu’il avait traversée dans sa jeunesse, lui avait laissé certaines illusions dont il ne sut jamais se défendre. Il était de ces rêveurs politiques qui en toute chose visent à l’absolu, qui, dans les projets qu’ils imaginent, se préoccupent uniquement de satisfaire leur intelligence par l’apparence régulière et les belles proportions de l’ensemble, et qui croient qu’on peut refaire une société par décret sans se préoccuper des élémens dont elle est composée. C’est dans cet esprit que fut conçue cette réforme radicale qu’on appela d’un nom barbare la bifurcation.

La bifurcation reposait sur un principe juste. On se plaignait depuis longtemps que l’Université ne tînt aucun compte des aptitudes diverses de ses élèves et qu’elle leur imposât les mêmes études, quoiqu’ils fussent destinés à des carrières différentes. Ces plaintes étaient devenues plus vives dans les dernières années. Le commerce et l’industrie, qui se sont fait une si grande place dans le monde, en voulaient occuper une aussi dans les collèges; ils demandaient qu’on songeât à leur préparer ces intelligences et ces

  1. C’est ainsi qu’il écrivait un jour aux recteurs : « Puisque, grâce à l’énergie d’un gouvernement réparateur, le calme rentre dans les esprits et l’ordre dans la société, il importe que les dernières traces de l’anarchie disparaissent. » Ces paroles solennelles étaient le prélude d’une défense faite aux professeurs de laisser croître leur barbe et de paraître devant leurs élèves en costume négligé. Voilà ce qui semblait à M. Fortoul « les dernières traces de l’anarchie. » Et il profitait de l’occasion pour discourir sur le costume qui convient aux divers fonctionnaires de l’Université.