Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déguisé en femme qui s’arrangea toujours de manière à ne se point laisser surprendre. Dans ces lettres, qui se pouvaient attribuer à une personne du plus haut rang, on laissait entendre que, si lord Cowper m’épousait, on empêcherait son titre de passer à ses descendans. La première arriva justement la veille du jour où j’allais devenir sa femme, et ne fit pas obstacle à l’union projetée, que mylord voulut pourtant tenir secrète et après laquelle, pour plus de sûreté, il se hâta de rentrer à Londres. Cette marche inattendue trompa nos confédérées, et leur fit penser que, ayant réussi à l’éloigner de moi, elles viendraient facilement à bout de lui faire abandonner un mariage qu’elles supposaient encore à l’état de simple projet. Aussi, à partir de ce moment et jusqu’au mois de janvier, c’est-à-dire quatre mois durant, mylord reçut-il chaque jour une missive nouvelle remplie de faussetés sur mon compte. On y parlait de moi dans les termes les moins ménagés et les plus méprisans. J’étais une coquette, et promettais de ne pas m’arrêter là. Mon talent de musicienne me désignait aux tentatives de tous les mauvais sujets de la capitale, et n’était qu’un appeau destiné à les grouper autour de moi. On citait les expressions familières dont ils se servaient entre eux quand il était question de mon humble personne. Lord Wharton[1], certain soir, avait dit à lord Dorchester[2] en sortant du théâtre : — Voilà l’opéra terminé ; si le cœur vous en dit, allons chez Molly Clavering. Elle nous le jouera d’un bout à l’autre. (À ce sujet, autant vaut remarquer que je ne m’étais jamais produite en public comme musicienne, et ne jouais que pour les hôtes de ma tante Wood, avec qui je résidais. Quant aux deux personnages qu’on mettait en scène si obligeamment, oncques de ma vie je n’avais rencontré ni l’un ni l’autre.) Lorsque les auteurs de ces belles calomnies purent croire à l’effet, des mauvaises impressions qu’elles avaient dû produire contre moi, mylord fut un jour abordé par un membre des communes, M. Mason, qui lui demanda, au nom d’une cliente de mon frère, poursuivant un procès devant la court of delegates, un entretien particulier. Un premier refus détermina de nouvelles instances, toujours au nom de cette femme, mistress Weedon, qui finit par laisser entrevoir le but de ses sollicitations en parlant à mylord « d’une belle personne qu’elle avait à lui recommander. » Celui-ci, pressentant quelque découverte relative à la mystérieuse correspondance, finit par accepter un rendez-vous qui lui fut donné… chez mistress Kirk.

Ce nom lui fit à peu près deviner qu’il s’agissait de lady Harriet Vere, car depuis près d’un mois, chaque dimanche en se rendant

  1. Un des plus célèbres débauchés du temps.
  2. Evelyn Pierpoint, créé duc de Kingston en 1715, et père de lady Mary Wortley Montague, dont les lettres sont si connues.