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LE CHRISTIANISME ET LE SPIRITUALISME.

individuels ? C’est précisément la mission des esprits élevés et clairvoyans d’ouvrir la voie des progrès, politiques ou religieux, et d’y attirer les masses en les y devançant. Il ne s’agit nullement en pareil cas de « traiter » avec les pouvoirs établis dans l’état ou dans l’église, et de déterminer diplomatiquement leur adhésion explicite aux changemens désirés ; c’est sur les hommes en général qu’ont à agir d’abord les esprits d’élite ; c’est à la pensée et à la conscience publique que s’adresse leur travail ; c’est par cette grande porte qu’ils entrent, grandement accompagnés, dans les conseils des rois ou dans les conciles de l’église, et qu’ils y font pénétrer, souvent à grands frais de patience, de mécomptes et de sacrifices, les transactions et les modifications de régime qu’appelle le cours devenu général des idées et des faits. Ainsi se développe et s’accomplit l’histoire, la belle et grande histoire du monde civilisé, et en particulier de la civilisation chrétienne. C’est l’honneur du genre humain que quelques hommes, isolés et courts passagers dans la vie, en soient les premiers promoteurs.

Pour moi, chrétien, protestant et libéral, je porte à ces pionniers de la liberté chrétienne dans l’église catholique une reconnaissance profonde. Il y a quelques semaines, j’étais assis auprès du lit de l’un des plus éminens d’entre eux, M. de Montalembert ; je le voyais douloureusement malade, les traits altérés, la voix faible, hors d’état de faire quelques pas dans sa chambre ; il n’avait pas même pu se faire descendre dans une voiture pour aller porter son vote à l’Académie française. Sa ferveur chrétienne et libérale était la même ; il ressentait pour la cause de sa vie jeune et forte, pour l’indépendance de la papauté, pour les droits de l’église et de l’état, du chrétien et du citoyen, la même sympathie et le même dévoûment, seulement avec un peu plus d’inquiétude sur le succès prochain de ses efforts. J’étais profondément touché de cette inépuisable et fidèle ardeur de l’âme au milieu des langueurs et des souffrances du corps. J’ai la confiance que tant de vertu ne sera pas vaine, et que la foi et la liberté chrétiennes recueilleront les fruits de ce généreux travail pour leur commun succès.

Les champions des grandes et bonnes causes sont sujets à avoir trop d’illusions et trop peu de confiance ; ils se promettent trop d’abord de la bonté de leur cause, et plus tard ils n’y comptent pas assez. Qu’il s’agisse de questions politiques, ou religieuses, ou purement intellectuelles, la vie publique est laborieuse et rude, pleine de luttes, d’obstacles, de mécomptes, de succès et de revers alternatifs qui étonnent souvent les convictions et ébranlent les espérances. Il n’y a que deux sortes de caractères qui résistent aux déplaisirs et aux fatigues de l’activité humaine ainsi mise à l’épreuve : les hommes qui n’ont au fond ni croyances ni passions désintéres-