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religion de l’humanité ; mais si telle n’est pas sa portée, s’il n’a pas les qualités et les conditions qu’exige ce grand destin, il y a justice et nécessité à garder une extrême réserve dans les prétentions de cette doctrine et dans les attaques contre une religion qui depuis tant de siècles vit et survit à toutes les épreuves à travers une histoire sans pareille et intimement liée à la grande et générale histoire du genre humain.

Non-seulement le spiritualisme philosophique permet à M. Janet cette réserve consciencieuse ; je dirai plus, il l’y invite et la lui rend naturelle et facile. Quel est le caractère fondamental du spiritualisme comparé aux autres systèmes philosophiques, non-seulement au matérialisme déclaré, mais au sensualisme, au positivisme, au panthéisme, au scepticisme et à toutes leurs variétés ? C’est d’admettre pleinement, de regarder comme primitives et certaines des idées, des notions, des perspectives supérieures au monde sensible comme à la vie terrestre, que l’esprit humain ne tient pas du monde sensible, et qui ne trouvent pas dans la vie terrestre leur satisfaction et leur fin. Le philosophe spiritualiste croit fermement au rôle et à la part de l’âme elle-même dans le travail de la pensée et de la connaissance humaines ; au sensualiste qui pose en principe : « il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans les sens, » il répond avec Leibniz : « Si ce n’est l’intelligence elle-même, » c’est-à-dire l’être intelligent et moral qui s’appelle l’homme. Les caractères distinctifs et supérieurs de l’être humain, les notions affirmatives de l’idéal, de la vérité et de la perfection absolue, de la loi du devoir, de l’existence réelle et personnelle de Dieu, sont les doctrines propres du spiritualisme. Et qu’est-ce donc que ces doctrines, sinon la préface, le point de départ du christianisme lui-même ? Le christianisme commence par admettre les principes essentiels du spiritualisme, puis il les porte plus loin, il les complète par leurs conséquences intimes ; il met des réalités actives à la place des notions spéculatives ; il peuple d’êtres vivans et de faits historiques ces perspectives qu’entr’ouvre le spiritualisme. Je reprends ici ce que j’ai dit en commençant : il y a plus dans le spiritualisme que n’y montre ou n’y voit M. Janet ; il y a les préliminaires, les approches du christianisme. Si M. Janet portait ses pas jusqu’au bout de la carrière où il est entré, s’il ne s’arrêtait pas en route, s’il n’hésitait pas devant quelques-unes des questions qu’il rencontre et que le christianisme tient pour résolues ou pour insolubles à la science humaine, nous Saurions pas ensemble la discussion à laquelle nous nous livrons ; il serait ce que je suis : il serait chrétien.


Guizot.


Val-Richer, août 1869.