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civile travaillait avec autant de bonne volonté que la garnison. Voitures et chevaux des habitans, tous les moyens de transport avaient été mis en réquisition. De l’aube au coucher du soleil, 5 ou 6,000 hommes se relayaient sur les chantiers ; la nuit, on continuait à la lueur des torches. Au dire des historiens du siège, tout le monde agissait alors avec un merveilleux ensemble. Comprimés depuis leur naissance par une discipline étroite, ces hommes recouvraient au moment du danger la spontanéité d’action qui fait la force des peuples libres ; mais c’est qu’aussi cette discipline s’était trouvée anéantie, et que l’organisation régulière, qui s’était crue invincible parce qu’elle avait cru tout prévoir, s’était évanouie le jour où Menchikof était sorti de Sébastopol en laissant la ville à la garde des marins de la flotte.

Todleben était l’inspirateur de tous ces grands travaux ; non content d’en concevoir le plan, il en surveillait l’exécution en personne. On raconte que durant ces quelques jours d’immense activité il n’écrivit rien, et, bien plus, qu’il n’ouvrit aucune lettre et ne lut aucun rapport. Il aimait mieux voir de ses propres yeux, commander de vive voix. Plus tard, lorsque les assiégeans se furent définitivement établis sur le plateau de la Chersonèse et qu’ils observèrent avec leurs lunettes la marche des travaux de défense, ils aperçurent souvent un officier sur un cheval noir qui ne s’absentait guère des lignes russes et qui apparaissait tour à tour dans chaque batterie. Bien des fois les canons furent pointés sur ce cavalier qui semblait être l’homme le plus actif de la garnison, et jamais il ne fut atteint. Ce cavalier était Todleben, l’héroïque volontaire, l’infatigable défenseur de Sébastopol. Si ces préparatifs énergiques soutenaient le moral du soldat et lui inspiraient confiance pour la lutte imminente, le commandant en chef ne se faisait aucune illusion sur l’efficacité de ces ouvrages. Kornilof écrivait en effet dans son journal à la date du 28 : « Cependant l’ennemi avance sur Sébastopol ; il y a trois ou quatre endroits par lesquels il passerait sans peine, car nous n’avons que peu de défenseurs. Que le ciel nous bénisse et nous protège ! »

L’armée anglo-française, qui avait pris possession de Balaclava le 25 septembre, était encore immobile dans son camp le 29. On avait vu des officiers pousser des reconnaissances jusqu’au pied des bastions ; mais rien n’indiquait que les alliés fussent résolus à l’attaque immédiate que l’on redoutait avec tant de raison. Déjà l’aspect de la place était tout autre après quatre jours de travaux. Les assiégeans se sont plu à reconnaître que les Russes montrèrent une aptitude merveilleuse à couvrir Sébastopol de retranchemens improvisés. Ce n’est pas seulement au colonel Todleben qu’il en faut rapporter l’honneur, c’est encore aux milliers d’ouvriers que renfermait l’arsenal au moment de l’invasion. Au sud-ouest, le terrain favorisait la défense, on n’avait presque rien fait ; au sud-est, c’est-à-dire en