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avant du faubourg de Karabel, on avait accumulé les travaux. Les ouvrages ébauchés jadis avaient été renforcés, améliorés et étendus ; de puissantes batteries armées avec les plus gros canons de la flotte apparaissaient maintenant entre les anciens bastions. La tour Malakof, que l’on devinait devoir être le pivot des opérations d’attaque et de défense, avait été protégée par un rempart en terre. Un pont flottant unissait le faubourg à la ville ; les hôpitaux étaient prêts à recevoir les blessés. En définitive pourtant, tous ces travaux ne réussissaient pas à transformer la ville en une place fermée. Sébastopol n’était encore que ce que les ingénieurs militaires appellent une position retranchée. Or, s’il est vrai qu’une faible garnison est capable de résister quelques semaines dans une place fermée où l’ennemi ne peut entrer qu’après avoir fait brèche au mur d’enceinte, il n’est pas moins incontestable que dans une position retranchée il faut une armée pour résister à une armée ; il y avait 25,000 hommes à Sébastopol, presque tous marins de la flotte, et en face 60,000 assiégeans, excellens soldats qu’une première victoire avait enhardis. Dans le cas d’une attaque immédiate, les assiégés avaient conscience de leur infériorité ; tout au plus pouvaient-ils se promettre de vendre chèrement leur vie.

Il y avait bien, il est vrai, l’armée de terre, qui s’était retirée vers Simphéropol ; mais on fut plusieurs jours sans en entendre parler. Enfin, le 30 septembre au matin, l’avant-garde de cette armée apparut sur la rive nord de la rade, et dans la journée Menchikof arriva lui-même à la Severnaïa. L’ennemi s’étant cantonné autour de Balaclava, les Russes redevenaient maîtres sans coup férir du terrain compris entre la Belbec et la Tchernaïa. Néanmoins le prince n’avait pas renoncé à son plan de tenir la campagne sur les flancs de l’armée assiégeante et d’abandonner à eux-mêmes les marins enfermés dans Sébastopol. Il ne s’était rapproché de la place que pour reprendre ses gros bagages, que dans sa retraite précipitée il avait laissés derrière lui. S’il n’osa blâmer Kornilof d’avoir accepté, sous l’empire de circonstances imprévues, la dictature que ses compagnons d’armes lui avaient conférée, au moins ne confirma-t-il pas cette mesure en termes explicites. Dès qu’il eut fait connaître sa détermination de s’éloigner encore, Kornilof lui répliqua nettement : « S’il en est ainsi, dites adieu à Sébastopol. Au premier assaut, les alliés nous écraseront. » Le prince répondit à cela qu’il convoquerait un conseil de guerre. On ne sait si les membres du conseil auraient été aussi complaisans cette fois que lorsqu’il s’était agi d’immerger les vaisseaux au milieu de la rade. Qu’il ait été touché du sort de tant de braves marins qui se dévouaient pour défendre le grand arsenal de la Russie ou qu’il ait redouté les