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province. Il agit comme un médecin qui sacrifierait le cœur d’un malade pour sauver son corps. Y a-t-il eu de sa part faiblesse, crainte, impéritie ?

Le général de Todleben, dont le témoignage ne saurait être suspect après les grandes choses qu’il a accomplies, s’est chargé de justifier Menchikof. Voici comment il explique les mouvemens de l’armée de terre. Dès que les alliés vinrent camper en vue des fortifications du côté nord, la position du prince était très menacée. Les ouvrages de la Severnaïa ne pouvaient tenir contre une attaque énergique conduite avec tous les moyens dont l’armée d’invasion disposait ; les Russes, entassés de l’autre côté de la rade, étaient hors d’état de défendre commodément le faubourg, d’autant plus qu’ils devaient s’attendre à une attaque simultanée vers l’embouchure de la Tchernaïa. Il ne faut pas perdre de vue que l’ennemi était supérieur par le nombre, qu’il avait en outre l’ascendant que donne une première victoire. Tous les avantages étaient donc de son côté, et, s’il eût obtenu un nouveau succès, ce n’était pas seulement la ville et la flotte, c’était encore l’armée de terre qui était perdue. D’autre part, les troupes de Menchikof étaient bien démoralisées, puisque l’on n’avait pu les rallier derrière la Katcha ou derrière la Belbec, dont les coteaux escarpés se prêtaient à une défense vigoureuse mieux encore que ceux de l’Aima. Enfin les Russes avaient éprouvé des pertes considérables, surtout en officiers. Les cadres, déjà trop faibles au début de la campagne, avaient perdu toute consistance. Pour effacer l’impression défavorable de cette semaine néfaste, il était nécessaire d’éloigner les troupes de Sébastopol et de ne les y ramener que soutenues par de nombreux renforts. Au reste cette marche en arrière ne devait pas être sans influence sur les opérations stratégiques des alliés, et en effet il arriva qu’ils furent obligés de se tenir sans cesse sur leurs gardes par crainte de cette aimée de secours qui pouvait d’un moment à l’autre leur tomber sur le flanc. Tous ces argumens ont leur valeur ; mais qu’aurait-on pensé de Menchikof, si l’armée anglo-française avait attaqué et pris Sébastopol, comme cela lui était possible, tandis que les troupes russes étaient campées sur la route de Simphéropol ?


II

Revenons aux opérations des alliés. On sait bien ce qu’étaient les chefs de l’armée française ; tous dans la force de l’âge, ils avaient acquis, soit comme généraux en Afrique, soit comme amiraux dans des expéditions lointaines, une réputation dont le moindre soldat connaissait le fort et le faible. Ils étaient avant tout des hommes