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reproches du tsar et le blâme de l’histoire, Menchikof avait changé d’avis après quelques heures de réflexion. Le lendemain, quatorze bataillons de l’armée de terre furent introduits dans la ville ; peu de jours après, la garnison reçut encore un renfort de quelques milliers de soldats, de sorte qu’au 6 octobre il y avait dans Sébastopol 38,000 hommes. Ces troupes, pourvues de ressources matérielles presque illimitées, suffisaient à la rigueur pour repousser un assaut ; bien qu’en certains points l’ennemi n’eût encore rencontré qu’une faible résistance, la situation n’était plus désespérée comme elle l’avait été depuis quinze jours. Les alliés avaient négligé l’occasion d’enlever Sébastopol, la place cessait enfin d’être à leur merci.

Cependant Menchikof s’était remis en campagne avec une armée plus nombreuse et mieux équipée qu’auparavant, car il avait rallié les régimens qui se tenaient en réserve au nord de la Crimée. Au lieu de se retirer, comme la première fois, au-delà de la Katcha, il prit position dans la vallée de la Tchernaïa, dont les flancs escarpés lui offraient en arrière, s’il était besoin, une retraite presque inaccessible. Rassemblée sur le plateau de la Chersonèse, l’armée anglo-française semblait renoncer pour le moment à investir la place, et se trouvait hors d’état de couper les communications entre la Severnaïa et l’intérieur de la Russie. Les défenseurs de Sébastopol avaient tout avantage à traîner la guerre en longueur. Leur plus cher espoir était de voir les alliés renoncer à une attaque immédiate et entreprendre un siège régulier. Ils eurent cette satisfaction après quelques jours d’attente. Le 10 octobre, au lever du soleil, on aperçut en face du bastion du Mât les lignes de tranchées que les Français avaient ouvertes durant la nuit. Il y eut ce jour-là grande joie dans Sébastopol ; on se disait déjà que la ville était sauvée.

Avant de raconter ce qui avait amené les alliés à cette résolution imprudente de transformer en siège de longue durée une expédition que les deux gouvernemens avaient envisagée, tout semble l’indiquer, comme un coup de main hardi, il convient d’éclaircir le rôle peu louable que les récits attribuent au prince Menchikof. On a vu ce général en chef quitter à la hâte Sébastopol quatre jours après la bataille de l’Aima, dès que l’ennemi arrive, et ne revenir la semaine d’après que pour s’éloigner aussitôt. On l’a vu sacrifier la flotte sans combat, de propos délibéré, abandonner la place à la seule garde des matelots débarqués sans même y organiser un commandement régulier, et ne céder à la garnison les renforts dont elle avait le plus urgent besoin que sur les vives instances de Kornilof. Il craint de ne pouvoir défendre Sébastopol, et il éloigne l’armée qui couvrait la place. Pour conserver la Crimée au tsar, il expose à un péril imminent le grand arsenal qui était l’endroit le plus précieux de cette