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opérations auxquelles elle prenait part devaient être mûrement réfléchies, soigneusement étudiées. Il y avait dans ses mouvemens quelque chose de circonspect et de judicieux qu’un homme de loi, tel qu’est M. Kinglake, trouve aisé de justifier ; mais la fougue de nos généraux, l’impétuosité de nos soldats, ne s’en arrangeaient guère. Si l’on tient compte de la composition des états-majors, est-il bien difficile de s’expliquer cette sorte d’incompatibilité morale qui, malgré la bravoure déployée de part et d’autre, apparut dès le principe entre les généraux des deux armées ? Quand nous accusions les Anglais d’être trop lents dans leurs marches, ils nous reprochaient d’être trop aventureux dans nos mouvemens. L’esprit obscurci par trop de partialité en faveur de ses compatriotes, M. Kinglake n’a pas su voir que, s’il y avait plus de maturité chez les officiers supérieurs de sa nation, il y avait au moins plus de qualités militaires chez les nôtres. C’est pourtant une distinction importante que les historiens futurs de la guerre de Crimée ne devront pas oublier.

Quatre jours après la bataille de l’Aima, l’armée alliée campait dans la vallée de la Belbec, à 10 ou 12 kilomètres de Sébastopol. Il était temps de prendre une décision sur la conduite ultérieure de la campagne. Attaquerait-on la ville par le nord malgré les travaux de défense d’assez bonne apparence que Todleben y avait accumulés depuis dix jours ? Ferait-on le tour de la place de façon à l’aborder par le côté sud, qui devait être dégarni ? — Dans le premier cas, on risquait d’être séparé de la flotte, que le premier coup de vent éloignerait du littoral faute d’abri, et d’ailleurs il n’était pas bien clair que la prise du faubourg de la Severnaïa dût entraîner la reddition de Sébastopol. Dans le second cas, il fallait s’exposer à une marche de flanc en présence d’un ennemi que l’on devait supposer être sur ses gardes. Il paraît certain que le plan primitif du maréchal de Saint-Arnaud était d’attaquer la Severnaïa en même temps que la flotte pénétrerait dans la rade ; mais l’estacade que les Russes avaient établie en travers de la passe en y noyant leurs navires était un obstacle à l’exécution de ce projet. Au surplus, Saint-Arnaud était abattu par les souffrances physiques. Du côté des Anglais, lord Raglan réservait son opinion personnelle avec une discrétion qui eût mieux convenu à un diplomate qu’à un généralissime. Quant à sir John Burgoyne, le conseiller naturel du général anglais en cette circonstance, il s’était prononcé sans hésitation pour l’attaque par le sud. Le mouvement tournant fut donc résolu, et commença ce jour même. L’armée entière se mit à défiler par des sentiers à peine tracés ou même à travers les champs et les bois dans la direction de Balaclava. Chevaux, fantassins, artillerie et équipages, tout s’engagea, sans autre guide que la boussole, sur un terrain dont les états-majors ne possédaient que des cartes imparfaites. On ignorait ce