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tête d’homme, de femme et d’enfant. Chacun certainement payait sa taxe sans murmurer ; mais elle passait par tant de mains que le rajah n’y put jamais trouver son compte. Les paysans portaient leur riz au kapala-kampong, ou chef de village ; le kapala-kampong avait quelquefois pitié du pauvre, il était l’obligé de tel autre de ses contribuables, et puis il devait à sa propre dignité d’avoir ses magasins mieux garnis que ceux de ses voisins ; qu’y avait-il d’étonnant si la quantité qu’il livrait au waidono ou chef de district, n’était pas toujours ce qu’elle aurait dû être. Les waidonos avaient tous de la famille, et, s’ils prenaient un peu sur le riz du rajah, il en restait encore tant ! Les gustis ou princes qui recevaient ledit riz des waidonos songeaient également à leurs intérêts, et c’est ainsi que le rajah constatait chaque année après la récolte que ses revenus avaient encore diminué un peu. Une mortalité effrayante dans un district, des fièvres dans l’autre, une récolte manquée ailleurs, voilà les raisons que lui donnaient ses courtisans. Or, quand le rajah visitait ses états, il constatait toujours que les villages étaient bien peuplés et les habitans gros et gras. Il s’aperçut aussi que les kriss de ses chefs devenaient chaque jour plus beaux ; les poignées de bois se changeaient en ivoire, l’ivoire en or, enfin on y vit briller des pierres fines, et le rajah se doutait bien quel chemin prenait son riz. Seulement, comme il n’avait pas de preuves, il se tut et se promit à lui-même qu’un jour ou l’autre il y aurait un recensement et qu’il connaîtrait le nombre exact de ses sujets. La difficulté était de savoir comment s’y prendre. S’il confiait la chose à ses employés, nul doute que le résultat ne concordât exactement avec le montant de l’impôt perçu. Il fallait évidemment faire un recensement sans le dire à personne, et le problème était bien dur à résoudre. Aussi le rajah se creusait-il la tête autant que cela est permis à un rajah malais. Il devenait sombre, ne mangeait plus, et passait son temps à fumer ou à mâcher du bétel en compagnie de sa femme ; lorsqu’il assistait aux combats de coqs, à peine accordait-il encore un regard distrait aux prouesses de ses plus vaillans champions. Toute la cour de Malaram fut en proie à une vive inquiétude. Quelque sorcier avait-il jeté sur le rajah un mauvais œil ? Un capitaine irlandais qui venait prendre une cargaison de riz, et qui louchait horriblement, faillit y passer ; heureusement le rajah le prit sous sa protection, et se contenta de l’interner dans son navire. Un beau matin, le rajah fit assembler tous ses princes et tous ses prêtres, et leur tint à peu près ce langage : « Mon cœur a été triste longtemps, je ne savais pourquoi. Aujourd’hui je le sais. L’Esprit de la grande montagne de feu m’est apparu en rêve et m’a ordonné de me rendre à sa demeure. Vous m’accompagnerez jusqu’au pied de la montagne, puis