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vous m’y laisserez seul. L’Esprit me dira ce que je dois faire pour éviter de grands malheurs. » La nouvelle de cet événement eut bientôt fait le tour de l’île, et les Sassaks travaillèrent à qui mieux mieux pour frayer une route jusqu’au sommet du volcan ; on abattait des arbres, on construisait des ponts sur les torrens, des stations de repos tout le long du chemin. L’ordre du voyage fut réglé d’avance dans tous les détails, et des provisions préparées en grande abondance : de la viande salée, des patates et du poivre rouge, des noix de bétel et des feuilles de siri, avec du tabac et de la chaux pour assaisonner le bétel d’après les règles du bon goût. Quand tout fut prêt, les princes se rendirent de nouveau à Mataram avec leur suite, et le lendemain la procession se mit en marche, le rajah en tête sur son cheval noir richement caparaçonné. Pendant deux jours, on traversa des villages dont les habitans se prosternaient devant leur seigneur, ensuite on entra dans la forêt, qui n’avait jamais vu pareille foule ; au bout de deux autres jours, on était au pied du volcan. On en fît péniblement l’ascension, et, lorsqu’on fut arrivé près du sommet, le rajah déclara qu’il voulait rester seul. Quand ses serviteurs se furent retirés, il se coucha à l’ombre d’un rocher et fit un somme. Ses gens s’inquiétaient déjà de son absence prolongée, lorsqu’on le vit paraître au détour du chemin ; il avait l’air grave et ne parla pas pendant le retour. Il s’enferma trois jours dans son palais ; après ce délai, une nouvelle assemblée fut convoquée pour entendre les ordres du grand Esprit. Ces ordres étaient formels. Pour détourner de son peuple les fléaux qui incessamment allaient fondre sur toute la terre, le rajah devait faire fabriquer douze kriss avec des épingles fournies par ses sujets : une épingle par tête, ni plus ni moins. Dès qu’un fléau ferait son apparition dans un village, il suffirait d’y envoyer l’un des kriss sacrés ; mais gare aux habitans y si l’un d’eux n’avait pas fourni sa part ! Peu à peu les sacs d’épingles arrivaient. Le rajah les recevait lui-même et les entassait précieusement dans une vaste boîte de bois de camphrier garnie d’argent, après avoir mis sur chaque paquet le nom du village qui l’avait fourni ; puis il manda le meilleur armurier de Mataram et lui fit forger sous ses yeux les douze glaives, qu’il enveloppa soigneusement dans des fourreaux de soie. La récolte du riz eut lieu peu de temps après. Le tribut rentra comme par le passé. A ceux qui apportaient une mesure à peu près juste, le rajah ne disait rien ; mais il y en eut qui ne présentèrent que la moitié ou le quart de ce qu’ils devaient. A ceux-là, le rajah rappelait que leur paquet d’épingles avait été bien plus gros que celui de tel autre village : pourquoi leur tribut était-il plus mince ? Ils s’excusaient, complétaient leur taxe, et l’année d’après se gardaient bien de se faire prendre en faute. C’est ainsi que le rajah devint très riche et