Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette société idéale, chacun aurait si bien conscience de ses devoirs et si grande envie de les remplir, que les lois et les peines n’auraient plus de raison d’être. Or il est très remarquable que chez les peuples à peine civilisés nous rencontrons quelque chose qui ressemble à cet état idéal. Les tribus sauvages de l’Amérique du Sud et de la Malaisie n’ont ni lois ni tribunaux ; c’est l’opinion publique, librement manifestée, qui juge en dernier ressort. Chacun respecte scrupuleusement les droits de son voisin. Tous sont à peu près égaux ; les barrières qui séparent chez nous le riche et le pauvre, le savant et l’ignorant, le maître et le valet, n’existent pas. On n’y trouve ni cette division infinie du travail qui, en accroissant nos richesses, produit aussi le conflit des intérêts, ni cette lutte sans trêve qui est la conséquence inévitable d’une population trop dense. Les motifs qui poussent aux grands crimes sont ainsi écartes, et les délits sont réprimés non-seulement par l’influence de l’opinion publique, mais encore par le sentiment naturel de justice : que chacun porte en soi. Les progrès de notre culture intellectuelle nous ont élevés bien au-dessus de l’état sauvage ; mars nous sommes-nous élevés aussi haut sous le rapport moral ? Dans les classes aisées, qui sont au-dessus du besoin, on respecte assez les droits de ses semblables. Il faut convenir aussi que nous avons beaucoup élargi ces droits et que nous les avons étendus à l’humanité entière ; il n’en est pas moins vrai de dire que la masse de nos populations n’a pas dépassé le code moral des sauvages, et dans certains cas est tombée au-dessous. Nous avons marché trop vite au point de vue du progrès intellectuel et matériel. L’accroissement de la population et de la richesse a entraîné tant de misères et tant de crimes, a fomenté des sentimens si sordides et des passions si violentes, que l’on est en droit de se demander si en définitive notre niveau moral n’a pas baissé, et si le mal n’est pas plus grand que le bien. » M. Wallace ne paraît pas très éloigné de nous dire que nous avons tort de nous croire supérieurs aux sauvages. Cette nostalgie de l’état primitif a de quoi surprendre après des récits de massacres et de pillage, qui ne manquent pas dans le livre de M. Wallace. Il oublie que les mauvais instincts qui sommeillent n’en sont pas moins dangereux ; le bienfait de la civilisation est d’en prévoir l’éveil et d’en refréner l’action.


R. RADAU.