Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/854

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs seigneurs en invoquant à la fois la différence de religion et les griefs agraires, exactement comme cela se fait en Irlande.

Ainsi donc en Galicie, à côté des Polonais défendant leur nationalité contre les Allemands, se trouvent les Ruthènes suivant le rite grec-uni, parlant un dialecte slave un peu différent du polonais et appartenant à un groupe de populations de 14 millions d’hommes principalement répandus sur le territoire russe. Que sont ces Ruthènes ? Polonais ou Russes ? De quel côté penchent leurs sympathies ? Grave question, car c’est par les Ruthènes que la Russie peut entamer l’Autriche et tenir les Polonais en échec. Les Ruthènes, disent les Russes, sont nos frères, le plus pur de notre sang ; ils sont persécutés, méprisés, privés de leurs droits en Galicie ; notre devoir est de les protéger contre l’aristocratie polonaise, qui les opprime, et contre le gouvernement autrichien, qui ne respecte pas leurs droits[1]. La difficulté est sérieuse dans le présent ; mais elle le deviendrait bien plus encore le jour où la Pologne réussirait à se reconstituer. En effet, si les Ruthènes tiennent avec les Polonais, ceux-ci peuvent recouvrer leurs anciennes limites et former un état respectable. Si au contraire les Ruthènes se rangent du côté des Russes, les Polonais, au nombre de 7 ou 8 millions, serrés entre le colosse moscovite d’un côté, l’Allemagne unifiée de l’autre, n’auraient qu’une existence bien précaire. On le voit donc, l’avenir de la Pologne et celui de l’Autriche dépendent de la question de savoir ce que sont et ce que voudront les Ruthènes. Il s’agit ici d’un problème historique qui a été résolu de deux façons différentes, suivant l’intérêt des deux nations aux prises.

Si une identité de nom était un argument en histoire, le débat serait vite tranché : les Ruthènes en effet étaient nommés petits Russiens, et le pays qu’ils habitent était appelé les Russies ; mais la Russie moscovite de Pierre le Grand a été fondée dans une autre région et avec des populations différentes. Elle ne possède la plus grande partie des Russies ruthènes que depuis le partage de 1772. Voici en quelques traits l’histoire de la Ruthénie. Au VIIe siècle,

  1. Voici comment s’exprime l’historien russe Pogodine, cet habile apôtre du panslavisme. « Les Russes de la Galicie, qui composent toute la population dans la partie orientale, sont en butte à toute sorte de persécutions et de vexations ; c’est pourquoi je me permets d’adresser encore quelques mots aux Polonais : Messieurs, vous opprimez les nôtres en Galicie. Votre système de tyrannie envers ces malheureux approche de son terme, car leurs gémissemens retentissent dans toute la Russie. Comment voulez-vous que nous ne prenions pas des mesures sévères contre de semblables violences en Volhynie, en Podolie et dans toutes nos provinces occidentales, où vous n’êtes pas moins des intrus qu’en Galicie ? N’est-il pas évident que votre conduite en Galicie nous donne plein droit d’user de représailles envers vous dans le royaume de Pologne ? » — Deux mots aux Polonais, 15 janvier 1857, cité par M. R. Janin, l’Idée française et l’idée russe dans la question orientale. — 1869.