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mateur, on lui fait perdre 120 francs comme producteur, en fin de compte il aura bel et bien perdu 20 francs. Il suit de là que le plus important des deux intérêts doit toujours passer en première ligne. Or l’intérêt producteur est généralement le principal, parce que c’est avec les bénéfices de la production qu’on solde les dépenses de la consommation. C’est également à tort qu’on tenterait de séparer dans cette question l’ouvrier du fabricant. L’intérêt producteur est encore plus prépondérant chez l’ouvrier que chez son patron. Le prix plus ou moins élevé des objets qu’il consomme est une considération secondaire ; l’essentiel pour lui est de posséder la somme nécessaire pour les payer. L’ouvrier n’a généralement d’autres ressources que son salaire, et pour que ce salaire soit large et assuré, il faut avant tout que le patron prospère. Ainsi s’établit entre eux la solidarité la plus complète.

Le contrat protectioniste n’a donc en principe rien de contraire à la justice et à l’égalité. De plus il présente une efficacité réelle pour soutenir les premiers pas d’une industrie naissante, pour l’acclimater rapidement dans un pays. Les preuves abondent ; je me bornerai à en rappeler une seule. La fabrication des toiles a été de tout temps une industrie éminemment française. Le sol de la France se prête à peu près partout à la culture du lin et du chanvre ; sur quelques points même, il est sous ce rapport presque sans rival. Il y a vingt ans à peine, la broie, le peigne, le rouet, se voyaient dans toutes les chaumières à côté de la charrue, et y apportaient un modeste supplément d’aisance. Dès la fin du siècle dernier, le moyen de filer mécaniquement la laine et le coton avait été découvert. Le lin, le chanvre, résistaient encore, et semblaient défier les efforts du génie industriel moderne. Pénétré de l’importance de cette lacune dans les procédés manufacturiers, l’empereur Napoléon Ier avait promis une récompense de 1 million à l’inventeur de la filature mécanique du lin et du chanvre. Cet inventeur ne se fit pas attendre, et, comme pour constater une fois de plus la nationalité de cette industrie, ce fut un Français, Philippe de Girard. Il est vrai que, par suite des malheurs qui marquèrent la fin de l’empire, Philippe de Girard ne toucha jamais le million promis : le manque de capitaux l’empêcha de donner à son système la dernière perfection ; sa vie se consuma dans des tentatives avortées, et le silence le plus complet ne tarda point à se faire autour de cette grande découverte. Il y a trente ou trente-cinq ans, l’idée et les machines de Girard furent reprises en Angleterre. Elles arrivèrent rapidement à un état de perfectionnement suffisant pour la pratique, et la filature mécanique du lin n’eut plus rien à envier désormais à celle de la laine et du coton. Il s’agissait pour la France de conserver une industrie dont elle était en possession incontestée depuis des siècles,