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Précisément le contraire de ce qu’on attendait. Aussitôt les droits supprimés, les engraisseurs des départemens du nord et de l’est se sont jetés sur les marchés de l’autre côté de la frontière ; mais les vendeurs étaient sur leurs gardes, ils se sont tenus fermes. La concurrence aidant, les prix se sont élevés au lieu de baisser ; tout le bénéfice du dégrèvement a été pour les éleveurs étrangers, et la viande est plus chère que jamais. Le même résultat s’est produit pour les laines de l’Algérie, et je puis donner sur ce point l’opinion du chef de l’une des plus anciennes maisons de Marseille, d’ailleurs ennemi des douanes, comme tous les négocians des ports. « Quand on a supprimé les droits sur les laines de l’Algérie, me disait-il, on croyait que cela ferait vendre en France ces laines meilleur marché ; ce fut le contraire qui arriva. Il y eut plus d’empressement à l’achat en Afrique ; il y eut plus de concurrence, et la différence des droits fut employée à payer les laines plus cher pour se les assurer. Ce n’est donc pas le fabricant français qui a profité de la suppression des droits, c’est l’Arabe seul. » Ainsi l’intérêt du consommateur, dont on fait tant de bruit, bien loin d’être l’élément principal de la question, n’y joue qu’un rôle secondaire, puisque les réductions de tarifs ne lui profitent que pour une très faible part. Réciproquement les droits de douane pèsent d’abord sur les intermédiaires et les producteurs étrangers, et ne commencent à atteindre le vrai consommateur que lorsqu’ils dépassent une certaine limite. En abaissant les droits au-dessous de cette limite, à plus forte raison en les supprimant, on sacrifie donc l’intérêt du trésor sans aucun avantage pour le vrai consommateur.

Il est temps de conclure ; toutefois il faut auparavant résumer en quelques mots les résultats qui se dégagent de cette étude. Le régime protecteur n’est pas un instrument de monopole et de privilège : c’est un système rationnel qui a eu dans le passé de grands avantages pour l’industrie, mais qui, par la force des choses et le cours du temps, devait nécessairement un jour lui devenir onéreux. Ce jour est arrivé, et l’industrie française ne peut que gagner à en être débarrassée. L’opposition constante entre l’intérêt du consommateur et celui du producteur n’est qu’une vue théorique et arbitraire. Le consommateur et le producteur sont en réalité une seule et même personne qui remplit tour à tour l’un et l’autre rôle. L’intérêt producteur doit passer en première ligne, puisque c’est lui qui fournit aux dépenses de la consommation. L’intérêt consommateur est très peu engagé dans les remaniemens de tarifs. Les dégrèvemens ne lui profitent que pour la plus faible part, et les droits ne commencent à l’atteindre que lorsqu’ils dépassent une certaine limite.