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il appartient lui-même à la première : en combattant Cousin et Schelling, il relaye comme eux de Reid et de Kant. Avec Reid, il défend ce qu’il appelle les croyances naturelles et les perceptions immédiates, avec Kant les formes pures de la pensée. S’il est sceptique en métaphysique, il a encore cela de commun avec Kant, et ne fait même qu’exagérer une tendance implicitement contenue dans la philosophie écossaise. Jouffroy, le plus fidèle interprète parmi nous de l’esprit écossais, a plus d’une fois trahi des tendances analogues à l’égard des problèmes métaphysiques. M. Stuart Mill au contraire ne se rattache en aucune manière ni à l’école allemande ni à l’école de Reid. Il dérive directement, par son père James Mill, de la philosophie de Hume, de Hartley et de Hobbes. Lui-même nous explique ainsi sa généalogie philosophique, en protestant contre l’exagération avec laquelle on fait de lui généralement, fort à tort, un disciple de Comte, dont il se distingue en ce qu’il fait de la psychologie la base et le centre de toute philosophie. Il est à la fois contre les perceptions immédiates de l’école écossaise et contre les formes a priori de l’école allemande. Son principe unique, c’est le principe de l’association des idées. On croit généralement en France que c’est Reid et Dugald-Stewart qui ont les premiers étudié à fond les lois de l’association des idées. Selon Mill, ils s’en sont à peine occupés, et d’une manière tout empirique. Hobbes et son école au contraire ont fait voir que les lois de l’association des idées pouvaient expliquer tous les phénomènes de l’entendement sans intervention d’aucun élément a priori, ni d’aucune croyance instinctive ou immédiate[1]. C’est ce point de vue que M. Mill défend dans tout son livre contre Hamilton, et comme il voit dans ce principe le fondement de toute la philosophie, il n’est pas étonnant qu’il ait cru devoir consacrer à cette critique un travail complet et approfondi. En ruinant le dernier représentant de la philosophie écossaise, qui lui-même avait déjà beaucoup sacrifié des principes de son école, M. Mill pouvait penser avec raison avoir ouvert un champ libre aux penseurs de l’école nouvelle, et assuré à la philosophie de Hume une revanche définitive.

L’ouvrage de la Philosophie d’Hamilton est considéré par les bons juges comme un des meilleurs, sinon le meilleur des écrits philosophiques de l’auteur. Dans l’ignorance où l’on est encore généralement en France de la langue anglaise, la traduction de cet ouvrage est un service rendu à la science philosophique[2]. M. le Dr Cazelles a fait

  1. Le rôle fondamental de l’association des idées dans la nouvelle école psychologique anglaise a été mis en lumière dans un excellent travail de M. Mervoyer (l’Association des Idées ; 1863). M. Mill déclare que c’est le meilleur écrit qui ait été fait en France sur les idées de son école.
  2. Nous devons ajouter ici que le Système de Logique, ouvrage plus important encore que la Critique d’Hamilton, a été traduit en français dans ces dernières années par M. Louis Poisse, le traducteur des Fragmens d’Hamilton. On se souvient encore que la préface mise par ce pénétrant esprit à sa traduction en 1840 a été alors un des morceaux les plus remarqués en philosophie. Il est bien à regretter qu’il n’ait pas donné également une préface à la Logique de Mill.