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contenue. Il explique même comment nous arrivons à croire à l’intelligence de nos semblables. C’est, suivant lui, une inférence qui se conclut rigoureusement et certainement d’un enchaînement de signes ou phénomènes, lesquels, étant les mêmes que ceux par lesquels nous exprimons nos propres pensées, nous autorisent et même nous contraignent à les rapporter à des faits semblables à ceux qui les accompagnent toujours en nous, à savoir des pensées. — Mais, ajoute M. Mill, rien de semblable n’est possible pour l’existence de la matière, que nous ne pouvons ramener à des états de conscience semblables aux nôtres. A nos yeux au contraire, l’induction par laquelle nous arrivons à l’affirmation du monde extérieur est essentiellement du même ordre que l’induction précédente. Elle se fonde sur des circonstances tout à fait semblables, et se présente à nous avec la même autorité.

Empruntons encore ici à M. Stuart Mill les prémisses de notre raisonnement. — Nous avons, dit-il, conscience du mouvement de nos organes. Bien entendu, cette conscience n’implique primitivement ni l’idée de matière, ni l’idée d’organe, car ce serait supposer ce qui est en question ; mais il y a en nous une sensation spéciale que plus tard nous rapportons au mouvement de nos organes quand nous en avons reconnu l’existence : cette sensation est la sensation musculaire. Or il y a deux sortes de mouvemens, le mouvement libre et le mouvement empêché. Supposons qu’un mouvement que nous avons jusqu’ici exécuté librement soit subitement empêché ; supposons que cette double expérience du mouvement libre et du mouvement empêché soit répétée assez souvent pour que l’esprit arrive à en remarquer la différence. Déjà on pourrait trouver dans le mouvement arrêté une suffisante raison d’admettre une réalité externe, car si ce mouvement, libre tout à l’heure, est tout à coup empêché, il faut bien qu’il y ait quelque raison à cela. Or, comme nous n’avons nulle conscience d’être nous-mêmes la cause qui arrêterait le mouvement, cette cause nous apparaît par là même comme distincte de nous. Ainsi la distinction du moi et du non-moi serait déjà donnée, sinon dans une perception directe, au moins dans une induction primitive, très rapide et très simple, ressemblant par là même à une suggestion immédiate.

Nous croyons bien que c’est ainsi que se forme tout d’abord la croyance à la réalité extérieure ; mais, pour justifier et confirmer cette croyance, nous devons avoir recours à une analyse plus approfondie. Lorsqu’un mouvement jusque-là libre est subitement arrêté, nous savons que la volonté est déterminée par cet obstacle à réagir contre lui : elle rassemble toutes ses forces pour le vaincre, elle se tend en quelque sorte contre lui ; c’est ce qu’on appelle l’effort, et