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c’est là, suivant tous les philosophes et tous les physiciens, qu’est le type primitif de ce que nous appelons la force. Je n’examine pas si le sentiment de l’effort volontaire doit être confondu ou non avec la sensation musculaire ; M. Mill le croit, Ampère et Maine de Biran soutiennent le contraire. Il nous suffit qu’il y ait ici un phénomène précis et caractérisé correspondant au mouvement empêché. Ainsi, tandis que du dehors nous éprouvons une sensation que nous appelons sensation de résistance, nous éprouvons conjointement et inséparablement un sentiment intérieur qui est le sentiment de l’effort.

Supposons maintenant que l’obstacle qui arrête notre mouvement soit tel ou tel de nos semblables, ou, pour parler avec M. Mill, supposons que la sensation de résistance se trouve liée à cet ensemble de sensations que nous appelons le corps d’un de nos semblables, que nous ayons à lutter contre un d’eux : le sentiment de l’effort s’éveille en nous et se manifeste extérieurement par certains signes sensibles, tels que contraction de membres, coloration du visage, mouvemens rapides et brusques. C’est ainsi que se traduit de notre part cet effort interne par lequel nous essayons de vaincre l’obstacle opposé. Or nous voyons tous les mêmes phénomènes s’accomplir chez notre adversaire ; nous voyons ses muscles se gonfler, ses membres se contracter ou s’étendre, son visage se colorer, ses yeux lancer des éclairs, et nous remarquons que d’ordinaire plus ces signes sont énergiques, plus la résistance est forte, plus nous avons de peine à vaincre l’obstacle au mouvement. De ces signes extérieurs si semblables aux nôtres propres, ne devons-nous pas conclure à l’identité d’un certain état psychologique ? et de même que de la parole nous concluons à l’existence d’une pensée, d’une intelligence, d’un esprit, de même de ces signes extérieurs ne devons-nous pas conclure aussi légitimement à l’existence d’un effort, d’une activité, d’une force ?

Signalons ici une circonstance importante. Pour conclure avec certitude à l’existence d’un certain effort chez nos semblables, il nous faut d’abord des signes visibles et saillans, lesquels signes sont principalement des mouvemens : mouvemens de physionomie, mouvemens des membres, tension ou contraction des muscles, tels sont, avons-nous dit, les signes extérieurs ordinairement certains de l’effort interne[1] ; mais l’expérience nous apprend bientôt que ces signes ne sont que les phénomènes précurseurs de la lutte. Lorsque les deux lutteurs, si vous les supposez de même force, sont arrivés à l’équilibre, tout devient immobile ; les membres se joignent

  1. Ces signes peuvent être feints sans effort réel, comme il arrive parfois avec les ennuis, ou comme font les comédiens ; mais il en est de même des paroles, qui peuvent servir à ne pas exprimer la pensée. On n’en conclut rien contre l’intelligence des autres hommes.