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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/985

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savoir que j’agis contre mon jugement en vous épousant. Qu’ajouterai-je de plus ? Une seule chose, j’ai tort de le faire, et pourtant je le ferais si d’après cela vous ne prévoyez point ce qui nous attend, consultez votre sœur, qui est d’accord avec vous sur tout le reste. Peut-être vous fera-t-elle comprendre ce que vous vous obstinez à méconnaître. Mieux que vous-même, elle sait combien au fond je vous suis indifférent, et combien peu vous vous souciez de mon bonheur. Le sentiment que je vous inspire, déjà si tiède, ne pourra que décroître. D’année en année, que dis-je ? de jour en jour, vous m’aimerez moins. Réfléchissez, tandis qu’il en est temps encore. Les conquêtes vous coûtent peu. Vous pourrez rencontrer une âme moins ombrageuse, moi un cœur plus neuf, moins avide d’hommages. Sans doute avec vous je posséderai la beauté, la jeunesse, tout ce qui plaît et attire. Ces avantages, me direz-vous, sont passagers ; je finirai par m’y habituer, peut-être même m’apercevrai-je de leur déclin. C’est possible ; mais, tout en voyant qu’ils ont disparu, je ne me souviendrai pas moins d’en avoir joui dans leur plénitude, et je me soumettrai sans murmure à la loi universelle. Il n’en sera pas ainsi de vous, qui, les premières ivresses passées, ne verrez plus qu’une chose, que je n’étais point l’amant rêvé. Croyez-m’en, ne m’engagez point votre foi, si vous ne me croyez nécessaire à votre bonheur. » Singulière façon, n’est-il pas vrai, de déclarer son amour à une jeune fille ? La lettre, loin de les brouiller, contribua à éclairer lady Mary sur l’état de son cœur. M. Wortley lui plaisait au double titre d’honnête homme et d’homme aimable. M. Wortley était un vrai gentleman, mieux qu’un gentleman, un gentilhomme. Son portrait, conservé aujourd’hui chez lord Wharncliffe, montre une belle figure régulière et douce, avec une expression d’orgueil contenu et de sérieux profond. C’est l’un de ces visages faits pour éloigner les pensées vulgaires et pour couper court aux propos malhonnêtes. Sans doute, le costume n’est pas heureux ; néanmoins les volumineuses cascades de la perruque, les lourds galons de la rhingrave, ne parviennent point à déguiser les élégances de la tournure, à gâter le charme de la physionomie. Le noble front attire, la profondeur du regard semble expliquer l’ironie du sourire. Remarquez qu’à tant d’avantages extérieurs et de qualités rares il joignait une réputation intacte, beaucoup d’acquis, des vues fort étendues en politique et en littérature, qu’enfin il était bien né autant que riche, et ne pouvait manquer de devenir un homme considéré et considérable.

Sans doute, l’aspect de cette figure grave et réfléchie formait un grand contraste avec les petits maîtres du temps. Lady Mary les méprisait de tout son cœur, mais ne se faisait point scrupule d’encourager, des vœux auxquels elle ne songeait point à répondre.