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Mistress Anne, sa future belle-sœur, lui reprochait ses minauderies avec lord S…, horse-man accompli et libertin achevé. Ces soupçons indignaient lady Mary. « Quoi ! répondait-elle, délaisser votre frère pour ce jockey ? trahir la divinité pour s’agenouiller devant un veau ? » Elle n’en avouait pas moins que ce veau, de temps en temps, lui faisait passer des momens agréables, et qu’elle trouvait du plaisir à se moquer de ce jockey. M. Wortley fut choqué de ces coquetteries ; elles devaient blesser la susceptibilité d’un cœur sincèrement épris, d’ailleurs intraitable sur le chapitre de la délicatesse. Son tort était de dédaigner le bonheur vulgaire, de faire de la poésie à propos d’amour. Il ne faut exiger des femmes que ce qu’elles peuvent donner, et lady Mary, comme la plupart de ses pareilles, se croyait généreuse en se donnant elle-même. Une première demande de M. Wortley avait été favorablement accueillie. Le duc, grand dissipateur et à la veille de se remarier avec une personne dépourvue de fortune, ne refusa pas les ouvertures d’un homme bien apparenté et riche ; mais il se montra fort difficile à l’endroit du contrat, et exigea d’autant plus de garanties qu’il donnait moins de dot. Ces prétentions blessèrent M. Wortley. La correspondance des deux jeunes gens cessa. Elle recommença quelque temps après, quand M. Wortley perdit sa sœur, la meilleure amie de lady Mary. Cette fois encore les deux amans se querellent assez volontiers. Lady Mary ne pardonne pas à M. Wortley de réfléchir quand il s’agit du bonheur de la posséder. « Votre ami M. Steele, dit-elle, observe fort judicieusement que les plus passionnés des amans eux-mêmes gardent toujours assez de sang-froid pour débattre avec calme et sans faiblir les clauses du marché conjugal. Quant à moi, je n’ai jamais vu d’amoureux qui me parût disposé à placer les intérêts de son cœur au-dessus de ses intérêts d’argent, et à sacrifier sa fortune à sa tendresse. Je veux bien croire que leur prudence leur coûte quelques soupirs ; mais les consolations ne sauraient leur manquer. Ils trouvent qu’une femme, après tout, se remplace aisément, mais qu’une position perdue ne se retrouve qu’avec peine. » Si ce mot est vrai, il est dur, et lady Mary, lançant ses sarcasmes, souvent si justes, oubliait trop qu’Edouard Wortley ne lui avait point donné lieu de douter de sa bonne foi. L’aigreur de ce langage éveilla la défiance du jeune homme, et lui fit craindre un piège. Je passe sur des lettres pénibles et qui témoignent de malentendus douloureux, pour venir tout de suite à celle qui amena la réconciliation et l’oubli des injures passées. « Tandis que j’avais la simplicité de me croire aimée, écrit lady Mary, illusion, je l’avoue, gratuite, toute condition, fût-ce la plus humble, m’eût paru douce, s’il m’avait été donné de la partager avec vous. Le bonheur se trouvait pour moi où vous étiez, tant vous me plaisiez, non, tant je vous