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le langage de son temps, elle en adoptait la philosophie superficielle et la morale facile. Cela n’étonne guère quand on songe qu’elle vivait en plein XVIIIe siècle, au milieu d’une société récemment bouleversée, et où la morale publique était encore mal assise. Les gouvernemens nouveaux ne trouvent pour s’appuyer que des ambitieux sans scrupules. En présence des intrigues soulevées par le parti jacobite, il fallait faire des concessions à l’ambition des uns, à l’avidité des autres. Sans doute, cela choquait quelques rigoristes ; mais les gens du monde les appelaient arriérés. Le plus souvent, un simple sourire faisait justice de leurs réclamations intempestives. Lady Mary raconte qu’une dame dont le mari s’était chargé de je ne sais quelle affaire véreuse se présentait un jour chez Sarah, duchesse de Marlborough, parée des diamans qu’elle avait reçus à titre de gratification. Une autre visiteuse, peut-être blessée par l’éclat des diamans, murmura le mot d’effrontée. La duchesse de Marlborough, alors octogénaire, ne put réprimer un sourire. « A quels signes, dit-elle, reconnaître une boutique, si l’on n’y met point d’enseigne ? » Quelques hommes de cœur, parmi lesquels on comptait des écrivains célèbres et des personnages importans, avaient pourtant entrepris de réformer les mœurs ; mais ils ne pouvaient lutter contre les exigences toujours croissantes de l’opulence et du luxe. On lisait le Spectator en famille, applaudissant aux traits réussis, se disant tout bas que les bons principes ne sauraient apaiser les créanciers. En somme, le niveau moral était bas. Trop de pénétration et de jugement dessèche le cœur et dissipe les illusions généreuses ; lady Mary en offre la preuve. Une femme ainsi douée peut surprendre, même plaire : elle peut, si les circonstances s’y prêtent, remplir avec succès le rôle d’une favorite ou l’emploi d’un premier ministre, elle peut même, à force d’honnêteté et de sagesse, gagner et retenir l’estime ; mais elle doit renoncer à faire la joie de son intérieur et le bonheur de son mari. Un jugement trop lucide, une initiative trop sûre, un esprit trop calculateur, s’opposent au rôle naturel de la femme, qui est de plier plutôt que de diriger, de s’instruire plutôt que d’enseigner. Trop de prudence chez elle peut faire soupçonner de la ruse. La finesse lui est permise, mais la supériorité lui est défendue. Ni l’amour ni le mariage ne s’en accommodent. L’homme ne veut pas d’un critique où il a cru rencontrer une amie, ni d’un professeur où il a cru trouver une élève.

Les bouleversemens géologiques produisent les nouveaux mondes, les hasards de la civilisation font naître les nouveaux types. La bourgeoise sensée et prudente, la grande dame spirituelle et dévote, sont filles du siècle où la logique déploie toutes ses ressources et la royauté toutes ses pompes. Le XVIIIe siècle ne ressemble guère à son prédécesseur. On le comparerait volontiers à une salle de festin qui à la