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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/989

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fin prend feu. Le scepticisme en habit de philosophe y trône auprès de la volupté costumée en déesse. La femme, excitée par le tumulte et enivrée par les hommages, ne se contente plus d’un rôle secondaire, elle veut prouver qu’elle sait parler. Grande surprise et grand succès : elle entr’ouvre des lèvres souriantes, et l’homme, ravi par le joli gazouillement qui s’en échappe, la supplie de parler toujours. C’est l’origine de la femme bel esprit, aïeule de la femme imaginative et artiste. Lady Mary tient de l’une et de l’autre. Elle était sérieuse en même temps que frivole, et ses lettres, débordantes d’originalité et de verve, fourmillent de récits attrayans et d’observations fines, parfois même profondes. Comme la plupart des esprits novateurs, elle fait justice des réputations surfaites, et se maintient constamment indépendante des engouemens vulgaires. On vient de vanter devant elle un nouvel ouvrage de lord Bolingbroke. Elle ne se gêne pas pour trouver le livre mauvais, et s’empresse de dire pourquoi. « Des périodes sonores, des phrases bien limées, ne feront jamais de belle prose ni de beaux vers, si les images ne se trouvent soutenues par la force des idées et par la solidité du bon sens. L’abondance et la sonorité des mots peuvent en imposer aux esprits médiocres, mais ne cachent qu’une éloquence fausse. Lord Bolingbroke travaille pour la postérité et veut à toute force être célèbre ; mais il manque de prise sur les esprits sensés, et, tandis qu’il cherche à nous convaincre, noie le plus souvent un argument juste sous un flot de paroles, fait six pages de ce qu’il faudrait dire en quatre lignes, tombe dans de fréquentes redites, s’égare en contradictions, bref, ne sait pas éviter un défaut fort commun chez tous ceux qui mettent leur amour-propre à compiler de gros volumes, je veux dire la nullité des idées et la redondance du style. » Ces réflexions sont dignes d’être méditées par tous ceux qui écrivent ou s’imaginent écrire. Le grand mérite de lady Mary fut de venir à point et de paraître dans un milieu capable de faire valoir ses qualités naturelles. On l’écouta, on l’admira ; en un mot elle devint, privilège assez rare, ce qu’elle devait devenir, et ne connut point d’obstacles matériels au libre développement de ses forces morales.


II

Le moment le plus intéressant, comme le plus glorieux de sa vie est celui où, devenue ambassadrice, elle quitta Londres pour suivre son mari à Constantinople. Elle avait vingt-huit ans, elle était rassasiée d’adulations et de respects, l’idole de la cour, l’arbitre des littérateurs et des artistes, si belle que sir Godfrey Kneller, le Winterhalter du temps, renonçait, au dire de Pope, à rendre l’éclat de son regard, la grâce irrésistible de son maintien. Ce qui