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insulterait son fils à cause d’elle ; Mme Arnoux l’aperçoit jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond, elle se précipite sur la petite chaise, et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offre à Dieu comme un holocauste le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse. » Voilà un mouvement vrai, un élan bien rendu, et qui semble attester de la part de l’écrivain une certaine sympathie ; M. Flaubert se garde bien de s’y arrêter, il passe, il va, notant les choses les plus opposées avec le même soin, c’est-à-dire avec l’impartialité de l’indifférence. Que devient Frédéric ? Il attend de longues heures, agité, enfiévré, « ayant parfois des faiblesses à s’évanouir et tout à coup des rebondissemens d’espérance. » Le lendemain, il monte chez la Rosanette, qui vient précisément d’être abandonnée par un de ses amans, et le voilà installé chez la courtisane.

M. Flaubert a-t-il eu la pensée de mettre en tout son jour la lâcheté de son personnage ? L’intention serait bonne ; malheureusement, il faut tout deviner, tant est grande la discrétion du conteur. Ces aventures ont lieu le jour même où éclate la révolution de février. Penché sur un balcon du boulevard à côté de cette fille inepte, Frédéric « riait, blaguait, était très gai. » On entend retentir la fusillade du boulevard des Capucines. « Ah ! dit-il tranquillement, on casse quelques bourgeois. » Ce blagueur entre aux Tuileries avec le peuple, flâne au milieu des clubs et des barricades en donnant le bras à la Rosanette, veut se précipiter dans le mouvement révolutionnaire pour l’accélérer, et rêve des grandes figures de la convention. D’où lui vient ce subit enthousiasme ? « Il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore. » C’est le même homme qui, dégrisé par les sottises des clubs, ayant du reste le sentiment de sa propre nullité, renonce bientôt aux aventures politiques, et s’en va, en compagnie de Rosanette, passer à Fontainebleau les dernières semaines du printemps, pendant qu’on s’égorge à Paris. — Pourquoi M. Flaubert a-t-il inséré à cette place une description si savamment détaillée de la forêt de Fontainebleau ? Pourquoi cette toile où le romancier semble lutter avec les maîtres du paysage moderne ? A-t-il voulu simplement, puisque l’occasion se présentait, dérober à M. Corot sa grâce poétique, à M. Théodore Rousseau son agreste vigueur ? ou bien y a-t-il là une ironie dont le secret nous échappe ? Étaler dans ce cadre splendide les tristes amours de Frédéric et de Rosanette, déployer avec tant d’apprêt une idylle d’aussi mauvais goût, c’est peut-être là une de ces inventions que M. Flaubert prend pour des hardiesses. Hélas ! en fait de scandales, le temps présent est fort blasé. Frédéric courant les bois avec cette créature pendant que le sort de la France se décide