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image du travail et du dévoûment, ayant la notion d’un devoir de reconnaissance que l’enfant riche n’aura que tard et faiblement. » C’est circonscrire trop étroitement le monde du travail ; les familles pauvres ne sont pas les seules familles laborieuses, les seules dont le foyer renferme un exemple et un enseignement ; le petit enfant d’ouvrier qui manie les outils de son père, comme Astyanax touchait le casque d’Hector, n’attire-t-il pas trop complaisamment le regard de M. Michelet ? Le moraliste, sous le coup d’une émotion certes généreuse, mais trop vive, n’aperçoit qu’un coin du tableau. Il n’embrasse pas tout l’horizon, il perd de vue cet autre monde qu’on appelait au XVIIe siècle le monde des honnêtes gens, et qui, depuis lors, agrandi et transformé par le progrès naturel des temps et des idées, s’appelle aujourd’hui, sans nulle acception de rang et de fortune, d’un nom plus beau et plus vrai, le monde du travail et de l’intelligence. Est-il juste de dire que c’est seulement dans le peuple, parmi les travailleurs, qu’il faut descendre pour trouver le père entouré du respect de la mère et des enfans, et pour contempler dans toute sa splendeur morale a la hiérarchie du devoir ? »

Du reste, l’auteur de Nos Fils, en parcourant le monde social, ne se fait pas faute de sauter brusquement d’une classe à l’autre. Nous étions tout à l’heure dans le réduit d’un manieur d’outils, voici maintenant des délicatesses maternelles et conjugales qui me disent assez chez quelles gens nous venons d’entrer et qui permettent à M. Michelet d’affiner ses théories éducationnelles. Puisqu’il s’agit de faire de l’enfant un héros, ou, pour parler une langue moins mythologique, un homme sain de corps et d’esprit, dégagé des sottes traditions et des vaines doctrines, capable en un mot d’agir et de penser par lui-même, à quelles sources faut-il abreuver l’âme de celle qui doit diriger, si cela ne l’ennuie pas trop, les premières études de son fils ? C’est une honte, dit avec raison M. Michelet, que l’on condamne toujours les femmes françaises aux fades lectures, tout au plus « aux livres secondaires, imités des grandes œuvres, qui n’en sont que de faux reflets, des formes affaiblies. » Craint-on qu’elles ne puissent digérer la forte moelle de l’antiquité, Homère, Virgile, et ces beaux livres indiens dont le Râmâyana est le type ? Ce n’est pas cette sollicitude qui écarte d’elles « les grandes œuvres ; » mais le génie fatal qui étend son ombre sur l’intelligence et le cœur des filles dès le berceau sait bien que, si l’homme, un jour, a la force de rompre les langes dont on emmaillota son enfance, c’est que d’abord, au souffle vivifiant de Rome et de la Grèce, puis plus tard dans le commerce des jurisconsultes, au contact de la nature et de la science, dans l’austère et saine contemplation de la « grande Isis, » son âme a désappris la servilité et rejeté les entités creuses de l’éducation primitive. Toutes les natures cependant ne sont pas capables de cet effort ; en regard de celles qui réagissent contre l’étouffement, combien en peut-on compter qui demeurent alanguies !