Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/112

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Puis sa tête s’affaissait de nouveau, ses yeux se fermaient, et il la sentait encore marchant à ses côtés au bord d’un précipice. Ils parlaient bas, ils étaient poursuivis. Tout à coup la jeune femme l’attirait à elle, et tous deux enlacés se précipitaient dans le vide. C’était une de ces chutes interminables que l’on fait parfois en rêve et durant lesquelles l’on se sent mourir délicieusement. Comme il prenait sa main et la portait à ses lèvres, le docteur lui disait : — Vous voyez bien qu’elle est morte ; enlevez l’enfant et fuyez. — Bientôt il pénétrait dans une grande cathédrale qui subitement se remplissait de lumière, de monde et de chants comme pour l’ordination des prêtres. Il sentait toujours l’enfant s’agiter sous son manteau, et quelque effort qu’il fît pour rester dans la foule, on le poussait au premier rang. Tous les regards étaient fixés sur lui avec une expression de mépris et de dégoût. Il voyait l’évêque s’avancer à sa rencontre, et à mesure que le prélat s’approchait, il reconnaissait sous la mître la figure livide du comte de Manteigney, qui le souffletait publiquement. La foule se précipitait sur lui, on le chassait du temple, et il se trouvait dans un grand désert, tenant toujours dans ses bras le nouveau-né, qu’il baignait de ses larmes.

C’est au milieu de ces cauchemars que l’Angelus vint réveiller le curé de Grand-Fort. Il ouvrit ses fenêtres à l’air frais du matin, et, songeant que le sonneur devait, comme à l’ordinaire, l’attendre dans la sacristie, il s’y rendit. En sortant de l’église, il fut un peu calmé, et s’aperçut qu’il avait grand’faim. Il coupa un gros morceau de pain dans lequel il mordit à belles dents ; mais, comme il allait se verser du vin, il s’arrêta, remit la bouteille en place et but un grand verre d’eau claire. S’imposait-il une pénitence, voulait-il, par ce petit sacrifice, commencer une vie de réparation ? — On ne saurait le dire. Il prit son bréviaire et s’achemina vers la maison de Marianne, pour aller de là chez Loursière. Tandis que l’abbé Roche parcourait ainsi la montagne, un bruit fort étrange circulait dans le village. Déjà, sur la place de l’église et devant la porte des maisons, des groupes causaient avec animation… Voici ce que l’on racontait.

Dans la nuit précédente, un petit pâtre nommé Pierre Ribat, presqu’un enfant, rentrant chez sa mère sur le tard, avait aperçu dans la montagne, tout contre un bouquet d’arbres, dans l’endroit surnommé la Croix-Blanche à cause de deux rochers qui se trouvent là placés l’un sur l’autre, avait aperçu, disions-nous, une sorte de lumière, une lueur vacillante, quelque chose de pareil à un feu follet. L’enfant, extrêmement surpris par ce spectacle inaccoutumé, avait remarqué de plus qu’une odeur d’encens se répandait dans l’air. Quoiqu’il eût grand’peur, il s’était couché à plat ventre, et,