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son, qui avait sa place marquée d’avance dans un débat sur la morale de la sympathie. En l’absence d’autorités pour soutenir sa doctrine de la bienveillance, Hazlitt a préféré en chercher une dans notre pays. Jean-Jacques Rousseau a eu cet honneur inattendu d’être opposé par lui aux métaphysiciens les plus autorisés d’Angleterre. Ce n’est pas le seul exemple d’un critique spirituel aboutissant, après un combat en règle contre les plus grands noms, à choisir comme patron le personnage le moins fait pour jouer ce rôle.

Une comparaison superficielle du philosophe français et du critique anglais ne permet d’abord de voir entre eux que des différences. Le premier aime la phrase riche, harmonieuse ; la rhétorique ne lui déplaît pas : il n’attend pas toujours que son sujet le soulève de terre pour s’exalter jusqu’à l’éloquence ; le second, dans sa première manière, marche à pas comptés, roulant devant lui sa période lourde et embarrassée. Il procède par déduction perpétuelle. On est surpris qu’il ait si peu profité des leçons de son modèle ; on s’étonne encore plus du choix qu’il a fait de son guide, quand on songe que c’est par la Nouvelle Héloïse et par les Confessions qu’il l’a connu, quand on se rappelle qu’il a rêvé, qu’il a pleuré sur Julie, sur Saint-Preux, sur Rousseau, qu’il en a nourri son cœur et son imagination. Est-ce bien là l’écrivain de ses affections, quand il méditait dans sa pensée les pages ternes et sévères par où il s’est fait connaître dans le principe ? Il n’y a qu’une manière d’expliquer cette sorte de contradiction. Hazlitt, quand il écrivait ces pages, tenait en réserve comme dans un coin de son cœur son trésor d’éloquence et d’images, à peu près comme Rousseau l’a fait lui-même quand il a composé le Contrat social, tout condensé en propositions successives et pour ainsi dire bourré de déductions géométriques. L’un et l’autre, à un certain moment, se sont défiés systématiquement de leur talent. Seulement Hazlitt a commencé par là ; Rousseau en eût peut-être fait autant, s’il avait débuté comme écrivain à Genève. Peu importent les dissemblances : sans doute Rousseau a fait l’éloge de l’état sauvage, et Hazlitt a été le champion passionné des arts et des lettres ; mais l’idéal d’une solitude au sein de la nature était un aliment pour la sensibilité de Rousseau, que blessaient les raffinemens d’une société corrompue et d’une vie artificielle. Si je le place par la pensée au milieu d’un matérialisme utilitaire, d’une sorte de puritanisme industriel, et que je me souvienne de sa passion pour la musique, de son goût pour les vers italiens, de son enthousiasme pour la Grèce et pour Plutarque, surtout de ses poétiques promenades et de ses rêves d’amour à l’Ermitage, je ne vois plus en lui le sauvage ni le solitaire en bonnet d’Arménien. Au lieu de copier de la musique pour vivre, il écrit des comptes-rendus d’opéras sous la dictée de sa passion dominante et sincère. Au lieu d’argumenter contre