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le théâtre et de se livrer à d’ingénieux paradoxes sur Bérénice et sur le Misanthrope, il venge Racine et Molière des caprices de la mode ou des mépris d’une secte qui voudrait mettre une utilité basse et servile à la place des plus nobles plaisirs. Sans cesser d’être démocrate, il demeure attaché à la civilisation, à la société, et se sert de sa plume pour en faire pénétrer les bienfaits dans les rangs inférieurs. Sans devenir optimiste ni grand admirateur des hommes, ce qui est impossible avec une sensibilité maladive, il sait jouir de l’indépendance qu’une grande ville comme Paris assure à celui qui fait profession d’écrire sa pensée. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, qui a l’avantage de mettre en lumière un certain côté de l’esprit d’Hazlitt, il est hors de doute que Rousseau exerça trop d’influence sur lui pour qu’il n’y eut pas entre eux de nombreuses affinités. Le moyen de concevoir autrement un Anglais qui cite à chaque instant le philosophe de Genève, et qui dit quelque part que cet écrivain a changé la face de la littérature moderne ?


II.

Dans sa première manière, Hazlitt combattait des morts, et sa dialectique semblait se ressentir de la contagion de leur froideur. Comme le héros troyen, il tirait son épée contre des ombres, et ses coups ne portaient pas. Du jour où il se tourna contre des vivans, il trouva une vigueur qu’il ne s’était pas connue. C’était pourtant toujours la même guerre, mais avec d’autres armes, celles qui étaient à sa main et qui devaient attirer sur lui les regards. Il les tira de l’arsenal de Steele, d’Addison, de Johnson, et les remit sur l’enclume pour en faire un nouvel usage.

Entre les contemporains qui s’étaient faits les champions de la morale de l’intérêt, le plus heureux, le plus populaire, était sans comparaison Godwin, l’auteur des Recherches sur la justice politique. L’homme était un ami déclaré de la révolution française, le livre une défense éloquente de la liberté dans un temps où l’Angleterre, revenant en arrière comme effrayée, se donnait tous les jours de nouveaux démentis. Godwin se trouvait alors à l’apogée de sa réputation. On allait à lui comme à l’orale de la vérité. Les jeunes universitaires jetaient aux orties leur robe avec leur espoir d’avancement dans l’église établie, et se précipitaient sur ses pas comme le peuple élu à la recherche d’un nouveau Gamaliel. Les docteurs pleins d’avenir quittaient l’amphithéâtre et les leçons de clinique pour le suivre ; ils délaissaient le corps pour l’esprit, et ne rêvaient que de la constitution nouvelle des sociétés. Godwin voyait se mêler à ses admirateurs Wordsworth, Coleridge, Southey, qui depuis,… ils étaient alors d’intrépides démocrates. D’ailleurs la doctrine était