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noble, et avait pour base l’intérêt de tous. Point d’autre loi de la morale que le bien public. Après une démonstration en règle sur l’utilité qu’il y a pour chacun de chercher en toutes choses l’intérêt général, il ne paraissait pas douteux que tout se réglât pour le mieux dans la société. Plus de passions, plus de vices. Le bonheur inaltérable du genre humain allait commencer. Il est vrai que les partisans de la philosophie moderne (c’était le nom adopté) ne comptaient dans le monde que des héros et des héroïnes ; ils voyaient la terre peuplée de Catons, de Cornélies, de Codrus et de Régulus ; autrement il était à craindre que la nouvelle Jérusalem du bien public, « brillante de clarté, » ne fît place aux affreuses échoppes de l’égoïsme et au dégoûtant bourbier de l’intérêt personnel[1]. Nous ne donnerons pas Hazlitt pour le premier ni pour le plus puissant des adversaires de l’école de Godwin. Coleridge fut par sa parole et par ses écrits un ennemi plus redoutable de la doctrine de l’intérêt, qu’il déclarait une tache et presque un opprobre pour le caractère national ; Malthus eut un succès sans pareil avec son Essai sur la population, dont le premier volume était une réponse aux utopies de Godwin. La campagne fut longue, remplie d’incidens, et Hazlitt y prit part seulement comme partisan. Libéral et réformiste autant que Godwin, il combattit Malthus, et lança quatre ou cinq fois sa pierre à la tête du Goliath des tories ; mais il eut le mérite de résister à ceux qui suivaient en aveugles le maître des radicaux, et défendit la démocratie tout en rejetant des théories compromettantes ou frivoles. On le voit dès lors ce qu’il fut toujours depuis, très fort sur les réserves, à cheval sur les distinctions, ayant son parti à lui dans le parti de ses amis. D’ailleurs la pensée littéraire l’occupait désormais autant que le but politique ou philosophique. Il avait fait son choix ; les essais, les articles de journaux, les morceaux de critique, étaient désormais son domaine. Il faisait servir sa littérature à la défense de ses principes, et les principes étaient un soutien pour sa littérature. Il y avait en lui un écrivain et un philosophe qui répondaient l’un pour l’autre.

Dans une de ses maximes à la manière de La Rochefoucauld, Characteristics, nous lisons cette phrase sur les moralistes qui veulent rapporter toutes les actions humaines à l’intérêt : « ils font de l’exception la règle ; il serait aisé de renverser leurs argumens et de prouver que nos actions les plus égoïstes sont contraires à l’intérêt. » Ce paradoxe apparent est au fond de tous les essais d’Hazlitt sur la morale. Il revendiqua pour la passion, qu’elle portât le nom de vertu ou de folie, la place énorme qu’elle a toujours dans la vie humaine, même aux époques d’utopies rationnelles et utilitaires. Avec cette idée, il

  1. Voy. Hazlitt, Spirit of the Age, notice sur Godwin.